Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/105

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rarement, et alors leur première pensée était d’acquitter la dette du boulanger et, si possible, de manger un plat chaud. Quant au bel amour de la rue des Saules, il n’avait duré que le mois de juin. Adrien abandonna Loutchia sans crier gare, dès qu’il se vit réduit à la misère. Elle lui écrivait maintenant à Braïla des lettres désespérées, auxquelles Adrien ne répondait pas.

Il était au fond de l’abîme. Agent affamé d’un bureau de placement. Très peu présentable. Humilié. Incapable de batailler, pour toucher la taxe, avec une clientèle généralement hargneuse et malhonnête. Parcourant en long et en large, comme un condamné, la vaste étendue de la capitale, sous un soleil impitoyable, il était huit fois sur dix reçu par une furie qui l’accablait d’insultes :

— Vous êtes des vauriens, tout comme ce ramassis de domestiques paresseux, incapables et voleurs, que vous m’amenez, tous plus abjects les uns que les autres ! Et vous voudriez la taxe ! Dehors !

Ou bien c’était le domestique qui, à l’office, lui débitait :

— Non. Je n’y reste pas. C’est trop dur. Et la nourriture, des déchets, bons à jeter aux porcs. On tient tout sous clef. Un seul morceau de sucre, le matin. Une pauvre tranche de pain par repas. Non. Je quitte.

Ainsi arrivait midi, l’heure la plus pénible de la journée pour celui qui ne peut se réconforter à une table, ne fût-ce que d’un bol de soupe chaude et d’un os à ronger. Lorsqu’il se savait riche de quatre sous, cette heure-là trouvait presque toujours Adrien rôdant autour des grandes halles. Il y avait là des baraques qui vendaient des restes pressés de lard fondu. C’était la seule alimentation quelque peu substantielle et appétissante, parce que sentant le rôti froid, qui permettait d’avaler le pain d’une manière moins inhumaine. Pour deux sous, on en obtenait une tranche satisfaisante. Tout n’était pas mangeable. Parmi les lardons grillés bien succulents, on découvrait des tas de grumeaux, fibreux comme de la laine, impossibles à mastiquer, ou des os broyés, des nerfs, de la couenne dure. Mais il restait de quoi pouvoir tromper son palais.

C’était alors des jours supportables. Surtout parce que le malheur des autres contribuait à adoucir le sien. Parfois