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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/26

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

il courba la tête, et à pas lents et graves, presque voûté, Jackson rentra dans sa petite maison.

Et comme si la nature avait compris les sentiments chagrins qui avaient envahi l’âme de Jackson, la brise, qui riait tout à l’heure, gémissait maintenant dans la cime courbée des peupliers, les oiseaux se taisaient et dans les premières ombres pour répondre à l’écho funèbre qui s’échappait du cœur de Jackson.


VIII

OÙ OLIVE COMPLOTE


L’aveugle avait dit à l’auberge du père Moulin :

— On a enlevé Louisette…

Que s’était-il donc passé ?

On se rappelle de quelle façon, un jour, Félix Bourgeois et sa sœur avaient quitté la maison du père Marin ; ce même jour, Olive, le cœur ulcéré de fiel et de haine, avait dit à son frère dans un ricanement féroce :

— Tu veux cette fille de brute, Félix ?… Tu l’auras, je te la promets !

Or, le jour même où en l’auberge du père Moulin on avait tenté d’arrêter le docteur Chénier, quelques moments avant la bataille et le bon savonnage qu’y avaient reçu les officiers et mouchards du gouvernement, Olive s’était rendue chez un paysan qui habitait à une demi-lieue du village environ, une chaumière de piteuse apparence.

Olive n’était pas descendue de sa monture. Elle avait simplement appelé :

— Thomas !

À cet appel, un homme avait paru sur le pas de sa porte. Des cheveux courts, très grisonnants et poussant dru sur une tête pointue, formaient le sommet d’un visage anguleux, au teint verdâtre, dans lequel luisaient deux yeux jaunes reflétant les plus viles passions. Le centre de ce visage était marqué par un nez long, crochu de vin, visqueux. Puis une bouche édentée sur laquelle se collaient deux lèvres minces et blêmes, et un menton large et plat achevait cette physionomie peu attrayante.

À la vue d’Olive les lèvres minces du bonhomme s’écartèrent vivement pour laisser voir la hideuse ouverture qui pour sourire, dut grimacer effroyablement. Il prononça un bonjour familier — trop familier peut-être, car la jeune fille demanda aussitôt sur un ton sec :

— Nos hommes sont-ils chez toi encore ?

— Oui, mademoiselle Olive, répondit l’homme avec son sourire grimaçant ; ils attendent toujours des ordres.

— Bien, je descends.

L’homme se précipita pour aider l’écuyère. Mais elle, légère et rapide par l’exercice fréquent de l’étrier, toucha le sol avant que celui qu’elle avait appelé Thomas ne fût arrivé jusqu’à elle. Elle lui tendit la bride de son cheval avec ces paroles dites sur un ton de commandement :

— Attendez-moi ici je reviens de suite. Et elle disparut dans la chaumière.

Les trois cavaliers que nous avons vus arriver à l’auberge du père Moulin étaient là. Assis autour d’une table graisseuse, ils jouaient aux dés et buvaient.

À l’apparition d’Olive les trois hommes se levèrent avec empressement, et l’un d’eux, qui paraissait être le chef, dit :

— Mademoiselle, nous attendions justement vos ordres.

— Oui, je sais, répondit la jeune fille. Pour ce qui concerne l’arrestation du docteur Chénier je n’ai pas d’ordres encore : le docteur n’a pas été revu au village. Mais pour l’autre affaire dont je vous ai entretenus hier, soyez prêts pour quatre heures.

— Nous serons prêts, mademoiselle.

— Je compte sur vous. D’ailleurs c’est une affaire de rien ; une demi-heure tout au plus pour faire la besogne. Toutefois, si certaines impossibilités survenaient, je vous ferai prévenir à temps. Est-ce entendu ?

— C’est entendu.

Olive jeta sur la table quelques pièces d’or, comme on jette un os à un chien, sortit de la chaumière et remonta à cheval. Avant de s’éloigner elle dit à Thomas :

Toi, ne bouge pas d’ici avant que tu m’aies revue !

— Bon, je ne bougerai pas d’une semelle, mademoiselle Olive. Et Thomas grimaçait toujours son sourire hideux.

Olive s’éloigna au galop.

Tout en regagnant sa chaumière Thomas se disait, avec une expression de méchanceté indéfinissable sur sa face verdâtre :

— Ah ! c’est heureux que tu payes en belle monnaie sonnante, ma p’tite, sans quoi je te ferais vite perdre tes petits airs de reine. Mais va… mon tour viendra ; et alors…

Il n’acheva pas sa pensée ; mais avant de pénétrer dans son antre il se tourna du côté de la route par où Olive s’éloignait, et dans le regard de l’homme une flamme de haine brilla.

Cependant Olive brûlait la route blanche et elle se disait :