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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

yeux de l’effrayant personnage brillent sinistrement.

On peut l’entendre murmurer ces paroles :

— Ah ! on veut faire sa fière ?… Eh bien ! moi, Thomas Vincent, je te déclare, ma poulette, que tu t’appelleras bientôt « la femme à Thomas » ! Oui, oui, ma p’tite, tu seras ma femme, car je saurai bien t’y contraindre !

Son ricanement se prolonge affreusement. Il arrive ainsi au grabat. Il perçoit nettement le visage décomposé de la jeune fille, ses beaux cheveux défaits dont la masse dorée et lourde s’écrase sur l’oreiller dur et malsain. Il voit cette petite bouche d’ange, qui n’a connu jusque là que le sourire de l’enfant heureux, dont les lèvres ont maintenant perdu leur pur incarnat et sur lesquelles la souffrance et la détresse ont posé leur empreinte. De ses yeux ronds, luisants, le monstre dévore cette proie facile, il sourit avidement, il pourlèche ses lèvres infectes. Il étend sa main aux doigts crochus… une main qu’il va — ô profanation ! — poser sur cette vierge…

Mais d’en bas un bruit indistinct monte. Le monstre tressaille, retient sa main sacrilège, prête l’oreille. Le bruit a cessé. Mais l’homme entend une voix faible qui appelle comme dans un murmure de rêve :

— Louisette !… Louisette !…

Inquiété par cet appel inattendu de l’aveugle, Thomas revient vivement vers le trou, se penche et jette sur le canapé un regard perçant. Le père Marin est encore là ; il dort étendu sur le dos, et sa respiration lourde et difficile ressemble au râle d’un agonisant.

Thomas grimace son sourire affreux et dit à voix basse :

— Toi le vieux, fais pas de bêtise, hein !… Rêve tant que tu voudras à ta Louisette, mais ne bouge pas de là, tu m’entends ?…

Son rictus infâme complète sa pensée, et de nouveau il rampe vers le grabat.

Il ne va pas loin cette fois. Au dehors les sabots d’un cheval ont résonné : quelqu’un vient de s’arrêter devant sa porte. Thomas grogne un juron et s’apprête à descendre. Il s’arrête pour écouter : la porte, en bas, vient de craquer sous un heurt violent.

Au même instant du dehors une voix féminine et impérieuse cria :

— Thomas !

Les yeux de l’homme étincelèrent de fureur… il avait reconnu Olive Bourgeois.

— Qui est là ? demanda-t-il pour se donner le temps de descendre et de retirer l’échelle.

— C’est moi… Olive, répondit la jeune fille. Elle ajouta sur un ton qui n’était pas tout à fait rassurant : ouvre ta porte vite, si tu ne veux pas que je l’enfonce !

— On y va, on y va, mademoiselle Olive. Rien qu’une p’tite minute… le temps de déposer ce pauvre vieux sur le canapé. Ah ! Seigneur… il est bien mal, le pauvre homme…

Pendant qu’il prononçait ces paroles avec un sourire très ironique, croyant donner le change à la jeune fille dehors, Thomas laissait retomber la trappe, sur le trou du plafond, descendait l’échelle et s’apprêtait à la retirer, lorsqu’il demeura immobile, frémissant, l’œil rivé par l’épouvante sur sa fenêtre. Dans cette fenêtre il venait d’apercevoir, collé à une vitre, le visage terrible d’olive Bourgeois.

Mais il se remit bien vite, fit entendre un lire saccadé, et se dirigea vers la porte en disant d’une voix mielleuse :

— Entrez, mademoiselle Olive, entrez… votre serviteur…

Le premier regard d’Olive en entrant tomba sur l’aveugle endormi. Elle s’approcha du canapé, considéra un moment ce vieux avec une sorte de pitié et de mépris ; puis, haussant les épaules, elle revint vers Thomas qui s’appliquait à donner à sa physionomie l’air le plus benêt et le mieux inoffensif.

De son regard clair et perçant la jeune fille examina pendant quelques secondes l’être grossier et vil dont elle devinait tous les bas instincts. Puis elle demanda avec un calme effrayant :

— Qu’as-tu fait de la paysanne ?

Le satyre ricana.

— J’en ai eu bien soin, comme vous me l’avez recommandé, répondit-il avec une humilité feinte.

— Prends garde de me mentir, au moins ! gronda Olive, qui de sa cravache battait fébrilement la jupe de son amazone.

— Je te dis la vérité !

— Prends garde ! te dis-je, répéta la jeune fille d’un air si menaçant que ses dents blanches et aiguës brillèrent comme les dents d’une louve. Je t’ai défendu de toucher à cette fille, ajouta-t-elle ; car en la touchant du bout de tes doigts seulement, tu la salirais.

— Pour qui me prenez-vous ? s’écria Thomas que la fureur commençait à faire trembler.

— Pour ce que tu es, répliqua froidement Olive ; c’est-à-dire un coquin de la plus basse espèce.