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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/73

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Sainte-Rose. Cette tentative de retarder l’ennemi n’allait donner aucun bénéfice, elle fut la plus grande faute commise par les chefs patriotes. On s’était privé de cent hommes, c’était beaucoup, c’était même considérable, on s’était surtout privé d’une tête ! On peut dire que toute la faute revenait à Girod : car c’est lui qui avait décidé et ordonné. Son incapacité se révélait au premier coup de clairon, sa lâcheté naîtrait au second coup !

Chénier et ses hommes étaient déjà à mi-chemin. Le jour venait, et à travers cette clarté diffuse des ombres humaines apparurent s’avançant à la rencontre des Patriotes. Tout à coup les ombres retraitèrent, s’éclipsèrent, à la grande surprise de nos canadiens qui, un moment, avaient espéré voir leur nombre augmenté par quelques compatriotes de Sainte-Rose. Mais ils comprirent que c’étaient des ennemis, et leur fuite augmenta l’enthousiasme des Patriotes.

Ils accélérèrent le pas, ne se doutant pas que ces fuyards étaient des éclaireurs envoyés par l’ennemi.

En effet, une fusillade éclata du côté de Sainte-Rose. Sous les balles qui sifflaient, les Patriotes s’arrêtèrent surpris. Une seconde fusillade, plus précise et mieux nourrie, les fit reculer, et quelques-uns d’entre eux tombèrent. Chénier et ses hommes ripostèrent vivement, mais cette riposte ne parut pas intimider l’ennemi. Une troisième volée de balles enveloppa la petite troupe, un boulet de canon vint tout près ricocher sur la glace. La confiance des Patriotes était ébranlée : ils reculèrent encore, sans riposter cette fois. Car Chénier avait dit :

— Ménageons nos balles pour de meilleures cibles !

Or, les cibles apparurent : une cinquantaine de cavaliers approchaient au galop, et, derrière, quelques escouades d’infanterie suivaient au pas de course. À ce moment, Chénier avait déjà perdu quelques hommes, tués ou blessés, d’autres se sauvaient du côté de Saint-Eustache. C’était la débandade. Aux hommes qui demeuraient à ses côtés Chénier alors donna ordre de retraiter. Cette retraite fut presque une panique : on se mit à courir en tous sens vers Saint-Eustache. Plusieurs jetèrent leurs fusils pour alléger leur course. Chénier tenta de contrôler ce qui lui restait d’hommes. Mais soudain, une nouvelle troupe ennemie apparaissait sortant des bois avoisinants Saint-Eustache, et cette troupe, en même temps que celle venant de Sainte-Rose, tirait sur nos canadiens. Ils se virent entre deux feux. Ce fut alors un sauve-qui-peut en dépit des efforts de Chénier pour maintenir l’ordre et le calme. C’était le commencement du désastre. Et ce ne fut pas sans peine que Chénier parvint à rentrer au village de Saint-Eustache : il ne lui restait plus que dix hommes.

Tout était dans le plus grand désarroi au village. Girod, voyant Chénier retraiter et ses hommes l’abandonner, et sachant que le village allait être attaqué par deux côtés à la fois — événement tout à fait imprévu — Girod, donc, eut peur.

Sous prétexte d’aller chercher des renforts, il remit le commandement à l’un de ses amis, et au galop de son cheval prit la route de Saint-Benoît. La fuite d’un général sur un champ de bataille n’est certes pas un facteur de victoire. Le moral des Patriotes n’était d’avance trop élevé pour encore lui donner l’exemple de la désertion. Aussi, après Girod, vit-on des bandes de Canadiens quitter le village dans différentes directions. À leur suite des villageois fuyaient emportant les choses les plus précieuses, les objets les plus nécessaires. Si bien que Chénier, à son retour, ne trouva plus qu’une petite troupe mal armée et découragée… quatre cents hommes tout au plus ! Qu’importe ! Il redressa sa tête altière et prit le commandement.

— Amis, cria-t-il de sa voix retentissante, oublions les lâches et couvrons-nous de gloire ? Vive la liberté !

— Vive la liberté ! répondirent quelques centaines de voix.

Quelques-uns, moins optimistes, demandèrent :

— Et nous, qu’allons-nous faire sans fusils ?

— Ne vous tourmentez pas, répondit Chénier avec un sourire tranquille et confiant, vous prendrez les fusils de ceux d’entre nous qui tomberont !

Déjà le village était cerné de toutes parts par les habits rouges. Du premier coup de canon les barricades avaient sauté. Les balles ennemies commençaient à semer la mort de tous côtés.

Chénier divisa ses hommes en trois groupes.

Le premier, commandé par Octave Morin, reçut l’ordre d’aller se barricader dans le couvent. Le deuxième, sous les ordres de Georges, dans le presbytère. Chénier, avec le troisième groupe qui comprenait un peu plus de deux cents hommes, se retrancha dans l’église.

Après avoir été cerné, le village fut envahi, et l’ennemi ayant surpris ou deviné la manœuvre de Chénier, s’apprêta à faire le siège du couvent, du presbytère et de l’égli-