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Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/72

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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

mes nous aussi des Patriotes, et là-bas on doit avoir besoin de nous. Partons !

— Partons ! répéta Le Frisé.

— Partons ! crièrent cinq voix vibrantes.

Seulement, comme on n’avait que deux chevaux, Jackson commanda à Guillemain de prendre Louisette avec lui ; et quant à Jackson, il prendrait en croupe l’un de nos amis. Mais deux de nos personnages seraient forcés de faire route à pied.

— Bah ! répliqua Dupont, on a de bonnes jambes et nous arriverons toujours à temps !

— Allons ! s’écria Le Frisé, impatient, la bataille nous appelle ! Vive la liberté !…


XXIII

LA BATAILLE DE SAINT-EUSTACHE


C’était jeudi, 14 décembre.

Durant les jours précédents, surtout depuis la nouvelle néfaste que la bataille de Saint-Charles avait été perdue par les Patriotes, le camp militaire de Saint-Eustache avait été déserté par un nombre considérable de recrues. Les sermons de l’abbé Paquin qui, du haut de la chaire, condamnait hautement l’insurrection, avaient fait rentrer dans leurs foyers des centaines de canadiens. Avec cela le manque de fusils, malgré les espérances et les promesses de Chénier qui attendait de jour en jour une cargaison d’armes à feu et de munitions en quantité suffisante, avait fort démoralisé un bon nombre de volontaires. Plusieurs s’étaient dit :

— C’est être stupides que d’aller se battre sans armes contre des ennemis bien armés et bien disciplinés !…

Rien de plus logique, certes. Contre les canons et les fusils modernes, il était insensé de marcher avec des faulx, des haches, des fourches, des barres de fer, et quelques vieux mousquets rouillés, qui avaient été décrochés de la poutre où ils avaient vieilli sous une couche de poussière. Dans ces conditions les chefs patriotes étaient impuissants à empêcher ou à prévenir la désertion. Ils avaient beau crier :

— Eh bien ! à Saint-Denis ?…

— Oui… mais après Saint-Denis, il y a eu Saint-Charles…

Ce n’était pas la peur, non, jamais !… mais le découragement qui clairsemait les rangs de la petite armée canadienne.

Aussi, à la veille de ce 14 décembre, Girod avait dit à Chénier :

— Si cela continue, nous ne serons plus que deux pour tenir tête à l’ennemi s’il se présente.

— Eh bien, nous tiendrons ! répondit Chénier qui conservait quand même son superbe courage.

De fait, leur petite armée, qui avait compté quelques jours auparavant près de deux mille hommes, se voyait réduite de moitié la veille du 14 décembre. Et le lendemain, ceux qui demeuraient encore à leur poste ne parurent pas très enthousiasmés, lorsque, vers les cinq heures du matin, deux villageois de Sainte-Rose, vinrent prévenir Chénier qu’une troupe, formée de deux mille hommes environ, s’apprêtait à traverser la rivière pour attaquer Saint-Eustache.

La nouvelle créa une vive émotion parmi les Patriotes. On n’avait pas paru attendre l’ennemi si tôt.

Girod, Chénier et les autres chefs tinrent conseil. Il fut décidé de sonner l’alarme et de se préparer au combat. Chénier, pendant les préparatifs, irait en reconnaissance avec une centaine d’hommes. Ces hommes, qui seraient choisis parmi les plus résolus et les mieux armés allaient retarder le plus possible la marche de la troupe ennemie.

Et ce fut au son des cloches de l’église et du couvent que se fit l’appel aux armes. En quelques minutes le tocsin mit le village tout entier sur pied, et chaque villageois, comme chaque Patriote, commença de se mettre en état de défense au mieux de son savoir. Si bien que le désordre fut partout. Nulle tactique. Aux ordres succédaient les contre-ordres. Les chefs, ignorant eux-mêmes ou ne sachant qu’à peu près l’art militaire, ne parvenaient pas à s’entendre. Et la discipline manquait partout. On s’arrangeait à sa guise et à sa façon, et dans l’excitation et le désarroi on oubliait les plus simples éléments de sécurité.

On s’occupait surtout aux barricades du côté de la rivière, puisque l’ennemi venait par là. Des barricades ?… on entrecroisait à la hâte des pièces de bois quelconques, d’une hauteur de cinq ou six pieds. On avait soin de laisser ça et là un trou, sorte de meurtrière par où l’on pourrait glisser le canon des fusils. Et l’on ne songeait pas que ces pauvres retranchements allaient s’écrouler sous le premier boulet de canon. Car on savait que l’ennemi traînait du canon avec lui, et ce mot « canon » suffisait pour semer le découragement. Girod était là pour réchauffer, exalter : mais on savait Chénier parti en reconnaissance, et, sans le docteur au milieu d’eux, les Patriotes hésitaient. En Girod personne n’avait confiance. Tout de même le travail de défense avançait, et Saint-Eustache semblait devenir une forteresse.

Avec ses hommes Chénier, pendant ce temps, courait sur la glace vers le village de