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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

XII

OÙ FLANDRIN COMMENCE À SE VENGER


Il était six heures lorsque Flandrin vint frapper à la porte du gouverneur. Là, un portier l’informa que Son Excellence et Madame étaient parties en berline pour se rendre chez Monsieur de Fénélon, et que les maîtres de la maison ne seraient pas de retour avant le commencement de la nuit.

Flandrin se voyait assez désappointé lorsqu’il songea à s’informer de Broussol. Mais déjà le portier s’écriait :

— Ah ! ça, allais-je oublier cette importante communication ? Décidément, je perds la tête… Voici, capitaine, ce que m’a dit de vous confier le lieutenant de police de Son Excellence.

— Ah ! ah ! maître-portier, allez-vous m’apprendre que cet homme toujours vêtu de noir est le lieutenant de police de Monsieur le gouverneur ?

— Et quoi, vous ne le saviez pas ? fit le portier avec surprise.

— On ne peut pas tout savoir, maître-portier, même quand on est capitaine !

— Je vous l’accorde, Capitaine. Eh bien ! oui, le lieutenant de police de Son Excellence vous fait dire ceci. Écoutez bien :

« Vous direz au Capitaine Flandrin que je l’attendrai à l’auberge de la Coupe d’Or. »

— S’il en est ainsi, dit Flandrin, je cours à l’auberge de la Coupe d’Or.

Il laissa tomber une pièce de monnaie dans la main du portier qui lui retourna une belle révérence, et partit.

L’aubergiste reçut notre ami avec les marques du plus grand respect et le conduisit aussitôt dans une petite salle disposée entre les cuisines et la salle de billard.

Comme Flandrin arrivait à l’auberge, celle-ci lui parut plus animée encore que la matinée de ce jour. Jeunes bourgeois et jeunes dames de la société s’étaient réunis au billard d’où partaient les éclats de rires les plus frais et les plus joyeux. La salle commune était toute pleine : là, d’ouvriers buvant, ici, de gens, fils d’artisans ou de petits bourgeois, jouaient le jeu d’argent. On pouvait même apercevoir dans un coin retiré de hauts bourgeois et commerçants faisant rouler des pièces d’or sur le tapis bleu ou vert. Quoique, comme de nos jours, le jeu de l’argent à cette époque fut prohibé, on n’en jouait pas moins et fort gros jeu souvent. Et souvent aussi de jeunes et jolies femmes risquaient gros sur le tapis. Mais aussi faut-il dire qu’en ces temps reculés et dans un pays nouveau d’une population négligeable par son nombre les amusements étaient peu variés. On s’amusait comme on pouvait. On fêtait en famille ou entre amis, on dansait, on étalait les cartes, on jetait les dés, et l’on jouait beaucoup à l’argent.

Flandrin, en entrant, vit d’un seul coup d’œil toute la scène, et il s’en amusa, puisqu’il aimait les joyeuses réunions et l’entrain. Mais ce qu’il vit mieux, ce fut une fort jolie et séduisante silhouette qui lui décocha de loin un bel œil accompagné d’un beau sourire. C’était cette blonde servante qui dans la matinée, lui avait demandé de surveiller l’aubergiste. Flandrin, toujours galant, rendit l’œil et le sourire et suivit l’aubergiste.

Dans la salle où il fut introduit se trouvaient deux personnages qui, effectivement, attendaient notre ami. Flandrin reconnut de suite l’un de ces hommes : c’était le lieutenant de police. L’autre personnage, de mine très grave et d’air important, était inconnu à notre ami. Cet homme, vêtu somptueusement de satin et de soie aux couleurs très voyantes, était assis à l’extrémité d’une table et devant des parchemins et une écritoire. Le personnage précieux, à l’entrée de Flandrin, pigea une prise de tabac dans une tabatière d’argent, introduisit savamment le tabac dans ses narines et dit :

— Je parie que voici notre homme.

— C’est bien notre homme, Maître, répondit le lieutenant de police… c’est le Capitaine Flandrin Pinchot, ancien maître-geôlier de Monsieur le Comte de Frontenac.

Le personnage frisé et parfumé jeta un coup d’œil perçant à Flandrin et dit avec un geste digne :

— Prenez ce siège, mon ami.

Flandrin, gêné par l’attitude précieuse et grave de l’inconnu, prit le siège indiqué et attendit.

L’homme au bout de la table tripota silencieusement de ses grasses mains, très blanches aussi et très soignées, des paperasses. Ou il lisait ce qu’il y avait d’écrit sur les parchemins ou il pensait, Flandrin qui l’observait, n’aurait su dire au juste.

Broussol profita de ce court moment de silence pour dire :

— Capitaine Flandrin, vous êtes en présence de Maître du Belleau, notaire-royal et particulièrement notaire de Son Excellence de Ville-Marie.

Flandrin ouvrit des yeux émerveillés. Déjà son cerveau travaillait activement, car si lui, Flandrin, était mis en présence d’un notaire-royal et d’un notaire faisant le service particulier du gouverneur, il devait s’agir de choses très importantes. Mais, là, ne se doutalt-il point un peu de quoi il allait s’agir ? Sans doute. Et Flandrin, fortement saisi par une immense joie qu’il contint, toutefois, en son intérieur, se dit :

— Je gage que Son Excellence, très satisfaite déjà de mes services, va me faire tenir sur parchemin et par-devant notaire-royal mon capitainat.

Oui, Flandrin, qui n’avait jamais rien désiré ou ambitionné autant qu’un capitainat, et cette qualité fût-elle même sans revenus, crut très fort qu’il allait être créé capitaine officiellement. Il n’en fallait pas plus pour le faire exulter. Déjà l’avenir lui promettait gloire et honneurs. Et puis, du rang de capitaine, qui savait ? ne pourrait-il pas plus tard monter plus haut ? Le tout en ce monde, pensait-il, c’est d’avoir un point de départ solide. De là, avec de l’audace, du nerf, de la volonté et un peu de savoir-faire, on peut atteindre à toutes les hauteurs. Et, alors, pourquoi lui, Flandrin, ne pourrait-il pas un jour s’entendre appeler « Excellence » tout