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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

comme un autre ? On comprend tous les rêves insensés qui s’ébauchaient dans l’esprit imaginatif de Flandrin. Mais il dut revenir vite de ces beaux rêves en entendant la voix du notaire-royal.

— Écoutez bien, Capitaine Flandrin, ce que je vais lire. Quant à vous, Monsieur, qui êtes le témoin assigné, ajouta le notaire en regardant Broussol, vous êtes prié d’écouter attentivement aussi.

Et il se mit à lire lentement et avec de nombreuses pauses. Chaque fois qu’il faisait l’une de ces pauses sa voix paraissait plonger tout au fond de son immense abdomen, tant l’inflexion était prononcée.

« Par-devant Maître du Belleau, Notaire-royal et au service particulier de Son Excellence de Ville-Marie, le sieur François Perrot, vivant et résidant en la cité de Ville-Marie, a comparu ce jourd’hui :

« Capitaine Mandrin Pinchot, ancien maître-geôlier au Château Saint-Louis, en la cité de Québec et anciennement aux gages de Son Excellence Monsieur le Comte de Buade Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, et maintenant, ledit Capitaine Flandrin Pinchot, vivant et résidant en la cité de Ville-Marie et aux gages, à titre d’agent particulier, de Monsieur le lieutenant de police de Ville-Marie.

« A déclaré, ci-bas et sous sa signature et devant la présence du témoin assigné, que, depuis un an et plus Son Excellence, Monsieur le Comte de Frontenac, et ce au mépris de ses propres ordonnances et édits, et au vu et su dudit Capitaine Flandrin Pinchot, s’adonne en catimini et par l’intermédiaire d’agents louches, mâles et femelles, dont les noms et adresses sont consignés au mémoire ci-Joint, à la vente de l’eau-de-vie aux Sauvages dans les bols, desquels dits Sauvages il retire des pelleteries pour en faire ensuite clandestin trafic en France et pour recevoir un prix exorbitant, rendant de la sorte, en France, le prix des Fourrures trop élevé et ralentissant un grand commerce, lequel, autrement, serait plus profitable pour les besoins du négoce en général et pour les besoins particulier de Sa Haute Majesté, notre très vénéré Roi.

« A déclaré encore, ci-bas et sous sa signature, ledit Capitaine Flandrin Pinchot et dans la présence du témoin assigné, que Monsieur de Frontenac, pour écarter de sa personne et de son entourage les soupçons et pour voiler d’obscurité ses négoces illicites, accuse et dénonce de ces mêmes négoces et trafics des personnages haut placés dans la Nouvelle-France et qui sont les meilleurs serviteurs de Sa Haute Majesté, notre estimé Roi, et ce, Monsieur de Frontenac faisant pour dessein d’acquérir auprès de Sa Haute Majesté un prestige qui lui permette, ensuite, de se livrer comme il l’entendra et à toute saison qui lui conviendra à ses trafics et négoces clandestins. En foi de quoi, déclare présentement, ce dix-neuvième jour de juin, le mardi en relevée, et en l’An de Gloire de notre Souverain Mil Six cent soixante-quatorze.

« Et ont signé,

FLANDRIN PINCHOT,
LE NOTAIRE-ROYAL,
Le témoin assigné BROUSSOL,
lieutenant de police. »


Oui, mais là, après cette « lecture faite », Flandrin n’avait pas signé encore, quoique l’eût dit le notaire. Et Flandrin ne signerait pas, du moins il ne se sentait aucunement le désir de signer une telle chose. Pour l’instant, d’ailleurs, il avait l’esprit assez perdu. Il regardait le notaire et son parchemin avec des yeux d’une grandeur remarquable et ouvrait une bouche énorme. Car, au fond, Flandrin n’y comprenait goutte ; ou, s’il comprenait un tant soit peu, sa « comprenure » le stupéfiait littéralement.

Le notaire lui décocha un coup d’œil aigu. Comprit-il la pensée et la stupéfaction de Flandrin ? En tout cas, il reporta aussitôt son regard sur Broussol à qui il fit un signe d’intelligence. Et Broussol saisit la signification de ce signe. Il dit à Flandrin :

— N’oubliez pas, Capitaine, que vous avez juré de vous venger de l’injustice de Monsieur de Frontenac à votre égard. Rappelez-vous que je vous ai promis cette vengeance, et sachez qu’en voici le commencement !

Le lieutenant de police avait prononcé ces paroles avec un accent dur, un accent qui commandait et qui voulait.

Flandrin se défigea. Il eut le sentiment que l’homme qui venait de lui parler avait raison ; et quoiqu’il eût répugnance à exercer sa vengeance de cette façon, c’est-à-dire en dénonçant le gouverneur du pays comme il aurait pu dénoncer le premier coquin venu, Flandrin sentit qu’une pointe de haine contre Frontenac le piquait. L’occasion venait de prouver que, tout modeste capitaine qu’il était, il pouvait porter de terribles coups aux plus grands personnages. Flandrin, comme tout autre mortel, possédait sa petite dose de vanité et d’orgueil. Rien qu’à songer qu’il lui était possible de prendre une bonne revanche contre un homme de l’importance de Frontenac, son orgueil s’enflait rapidement. Il éprouva même une furieuse joie de savoir qu’il pouvait d’un trait de plume porter ce coup de Jarnac à l’homme qui l’avait injustement destitué de ses fonctions et l’avait, pour ainsi dire jeté sur le pavé sans sou ni maille. Mais sa joie n’était pas complète, ou plutôt elle était tronquée, Flandrin, on s’en doute, se trouvait terriblement déçu par la composition légale de ce parchemin, tellement il s’était attendu en se réjouissant à une reconnaissance officielle de son « capitainat ». Comme ses rêves avaient été vite démolis ! Il lui restait toujours, il est vrai, la satisfaction de s’entendre appeler « Capitaine », et surtout de voir écrit en toutes lettres sur le parchemin « Capitaine Flandrin Pinchot ». Au fond, n’était-ce pas là une reconnaissance officielle et publique de sa qualité ? Sans doute, comme tous les hommes qui ont convoité une qualité, un honneur ou un titre, Pinchot aurait souhaité de se voir consacrer capitaine devant la foule du peuple, et comme autrefois les chevaliers, il eût désiré qu’on lui touchât l’épaule d’une lame d’épée ? Tout de même, sauf l’hon-