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la belle de carillon

qui se révoltait contre ce qui lui paraissait une injustice, s’élança vers le général et cria :

— Général, Général, veuillez lui laisser son épée ! Je vous en prie, Général…

Et, larmes aux yeux, mains jointes, elle avait un air si suppliant et si gracieux à la fois que le général et tous les officiers la considérèrent un moment avec une grande admiration.

Valmont, surpris et heureux à la fois, proféra d’une voix forte et émue :

— Merci, mademoiselle…

Il serait difficile de rendre la surprise de tous les personnages présents. N’était-il pas, en effet, étonnant qu’Isabelle défendît l’homme qui avait tué son père ? Plus d’un officier, qui se fût pensé le plus heureux des hommes s’il eût été le fiancé de cette belle enfant, plus d’un, qui était antipathique au capitaine canadien, s’en demandait vainement la raison. D’Altarez lui-même, en entendant Isabelle, avait éprouvé un choc singulier et douloureux. Mais personne n’eut le temps d’analyser ses sentiments ou de chercher à comprendre, en l’interprétant à sa façon, le geste d’Isabelle, car de suite Mme Desprès s’écriait avec force :

— J’ai demandé que fût jugé cet homme… qu’il soit jugé !

D’Altarez, chassant de sa pensée un curieux soupçon qui germait tout à coup, murmura à l’oreille de Mme Desprès :

— Souvenez-vous, Madame, je vous prie, de ce que je vous ai déclaré. Le Capitaine Valmont ne peut être jugé pour un crime qu’il n’a pas commis.

À la même minute Isabelle reprenait en s’adressant à Montcalm :

— Général, le Capitaine Valmont n’est pas un criminel, et il est injuste de traiter ainsi un soldat qui s’est borné à défendre sa vie.

— Pourtant, répondit Montcalm, votre mère l’accuse et demande sa mise en jugement !

— Ma mère, Général, est un peu troublée par sa douleur, et elle a été induite en erreur par certaines gens qui ont prétendu que le Capitaine Valmont a été le provocateur.

L’étonnement des officiers grandissait. N’était-il pas étrange, en effet, de voir la veuve demander le jugement et l’orpheline le récuser ?

— Ah ! ah ! fit le général avec un sourire qui manifestait une joie secrète, vous dites que le Capitaine n’a pas été le provocateur ?

— Non, Général, il ne l’a pas été. C’est mon malheureux père qui a exigé cette rencontre qui lui a été funeste. J’étais là, Général, et ma mère aussi.

Montcalm se retourna du côté de la veuve et la regarda interrogativement.

— C’est vrai, Général, avoua timidement Mme Desprès. Néanmoins, il faut dire que le Capitaine s’est montré arrogant avec mon mari.

Montcalm demeura silencieux et méditatif. Alors le Chevalier de Lévis intervint.

— N’est-il pas vrai, Madame, que le Capitaine réclamait certains outils pour le travail des retranchements ?

— Oui, Chevalier.

— Et n’est-il pas vrai encore que votre mari aurait refusé catégoriquement de livrer ces outils ?

Isabelle répondit pour sa mère qui se troublait visiblement :

— C’est vrai, Chevalier, que mon père a refusé de livrer les outils, donnant pour raison qu’il fallait une réquisition signée par l’un des trois chefs de l’armée.

— Alors le Capitaine aurait déclaré, continua M. de Lévis, qu’il prendrait ces outils par la force, attendu que les trois chefs étaient absents du camp ?

— Oui, Chevalier, parce que plusieurs hommes du Capitaine se trouvaient inactifs et que la besogne était pressante, répondit encore Isabelle d’une voix haute et sûre.

Cette fois Montcalm reprit l’interrogatoire en s’adressant encore à Mme Desprès.

— Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées, Madame ?

— Je crois que c’est ainsi, balbutia la veuve, confuse.

— Et, naturellement, reprit Montcalm, il s’en est suivi un échange de paroles vives.

La veuve du Commissaire ne répondit pas de suite, car deux autres personnages faisaient leur entrée : c’étaient l’aide-de-camp, que Montcalm avait envoyé quelque temps auparavant pour faire cesser les bruits qui arrivaient de la cantine, et notre ami, Bertachou. Oui, Bertachou demi-ivre, mais solide encore… Bertachou qui regarda d’un œil sévère tous ces personnages. Digne et grave, il vint se placer près de