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Page:Féron - La fin d'un traître, 1930.djvu/7

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LA FIN D’UN TRAÎTRE

que j’oublie que j’ai une petite visite à faire chemin faisant. Tout de même, avant de vous quitter, père Bousquet, je vais m’enfiler une autre tassée dans le dalot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mendiant avait quitté la taverne. Réconforté par ses deux « tassées » d’eau-de-vie, il marchait plus allègrement. Bientôt, il montait la rue du Palais et s’arrêtait devant une petite maison de pierre avec jardin et palissade à l’entour. Il connaissait bien l’endroit. Dans la belle saison, c’était joli, riant et invitant. Le parterre était semé de fleurs multicolores et odoriférantes. Les arbres secouaient agréablement leur feuillée. Des oiseaux y venaient tenir domicile et faire d’harmonieux ramages. Comme c’était différent aujourd’hui : plus de fleurs, plus de feuillée verte, plus de délicieux ramages. Le riant parterre était tout couvert d’une épaisse couche de feuilles mortes. Les arbres se dressaient lamentablement dans leur mélancolique nudité. Et la petite maison avait, elle aussi, un air si triste qu’on craignait de frapper à sa porte, comme si dans son intérieur silencieux le trépas y eût laissé son ombre lugubre.

La tristesse du tableau et son air funèbre frappèrent le mendiant.

— Ah ! je m’imagine bien qu’on souffre toujours là-dedans. Et je sais ce que c’est. Il y a là des deuils, des chagrins sans fin, des désespoirs sans nom, probablement de remords… oui, oui, des remords… Il y a de tout dans cette maison, excepté le bonheur.

Le mendiant soupira longuement, franchit la grille de la palissade et s’engagea dans l’allée conduisant au perron de cette triste habitation. Les feuilles jaunies et d’une nuance de vieux cuivre gémissaient sous les souliers du mendiant. Et lui se disait encore :

— C’est bien malheureux tout de même pour cette pauvre jeune femme… être belle, jeune, riche et souffrir ! Faut donc admettre que tout ça ne suffit pas encore à donner le bonheur. Le bonheur !… qu’est-ce que c’est que ça ? Je voudrais être savant pour trouver la signification de ce mot. Ah ! oui, le bonheur… si cela existait sur cette terre, si l’on pouvait en moissonner pour en vendre à ceux qui en ont besoin, à ceux qui passent leur existence à le chercher vainement, je me ferais marchand de bonheur ! J’abandonnerais ma besace, et quelle fortune je pourrais gagner à ce petit commerce. J’aurais palais, moi aussi, château, beaux équipages, femmes, gardes, valets, laquais… oui, j’aurais tout ce qui semble faire le bonheur des grands, quitte ensuite à me voir malheureux avec tout ça…

Le mendiant venait d’atteindre le perron.

Un sourire ironique plissa ses lèvres minces et blanches et il poursuivit :

— Allons ! en attendant que je puisse vendre du bonheur à ceux qui en désirent, il faut voir comment on se porte là-dedans. Ah ! Seigneur ! pourvu au moins qu’un autre malheur ne soit pas venu fondre sur la fille de feu Maître Jean ! Maître Jean… fit-il en réfléchissant sur d’anciens souvenirs… c’est égal, je n’en reviens toujours pas de toute cette histoire… et une histoire si ténébreuse qu’un rayon de soleil ne pourrait la pénétrer…

Il heurta le marteau de la porte.

Et toujours pensif et en attendant qu’on lui ouvrît, le mendiant reprit le cours de ses souvenirs.

— Un jour, on aurait pensé que c’était ici la maison du vrai bonheur. C’était comme un nid d’amour où l’on riait, où l’on chantait, où la vie terrestre se transformait en un paradis céleste. Ceux qui vivaient là-dedans paraissaient animés d’une vie immortelle. On eût dit que la joie y était sans fin, dans cette maison et par cette porte tout entrait à souhait, on paraissait ne plus rien désirer, on était au comble des délices… Et, tout à coup, crac ! il ne reste plus que douleurs et larmes ! Ça me rappelle cette fois que le tonnerre était tombé sur ma cambuse, je n’eus que le temps de me jeter par la fenêtre… et vlan ! que ma baraque s’écrasait. Il m’en a coûté cinquante beaux écus pour la remettre debout. Mais avec cinquante écus, mille écus, cent mille, peut-on rasseoir le bonheur à son foyer s’il en est sorti ?… Un de ces jours que j’aurai assez d’écus d’or et d’argent dans mes coffres, je me mettrai savant afin de chercher la clef qui ferme tous les mystères de cette vie. Il doit y avoir là quelque chose…

Le mendiant fut interrompu par le bruit de la porte qu’on ouvrait de l’intérieur de la maison.

Une domestique d’un âge avancé parut dans le cadre de la porte. Reconnaissant le visiteur, elle s’écria non sans plaisir :

— Tiens ! c’est le père Brimbalon… Comme il y a longtemps qu’on vous a vu… Apportez-vous des bonnes nouvelles à ma pauvre maîtresse ? Entrez… venez vous chauffer ! On dirait que l’hiver est venu…

— Merci bien, dame Mélie. Comme vous dites, c’est déjà un peu l’hiver. Aussi, un bon feu en ces premiers jours de froidure fait du bien aux vieux membres d’un vieillard comme moi.

Le mendiant pénétra dans une jolie salle, laquelle, avec ses beaux tapis moelleux et fleuris, ses tableaux aux murs, ses tapisseries aux multiples couleurs, ses bibelots, avait une apparence de confort et de bonheur. Dans la haute cheminée, dont le manteau était du plus beau marbre, flambait un feu clair, pétillant et joyeux. Il régnait dans cette maison une tiédeur qu’on aspirait à l’envi avec le parfum des fleurs qu’on entretenait sur des étagères.

De suite, le mendiant soupira avec aise et alla s’asseoir sur le large fauteuil que la servante venait de pousser près de l’âtre.

— Ah ! Seigneur-Jésus ! soupira encore le mendiant en posant à terre son bonnet à poil et son bâton ferré, on peut dire sans choquer la vérité qu’on est joliment bien ici, Dame Mélie.

Celle-ci tisonnait le feu puis y ajoutait une autre belle bûche d’épinette.

Brimbalon allongea ses jambes et ses pieds vers les chenets.

— Oui, bien, dame Mélie, reprit-il, on sent ici qu’on est bien heureux. Ah ! quand un pauvre vieux comme moi voit venir l’hiver, ses vents, ses neiges et ses froids, ça lui cause bien des inquiétudes, allez !