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Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/11

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LA VIERGE D’IVOIRE

Il marcha vers la porte de sortie en chancelant. Au moment où il allait sortir, le restaurateur le rappela.

— Venez ici un moment !

Une lueur d’espoir traversa l’âme sombre et désespérée du jeune homme. Il revint à la caisse, ne pouvant s’empêcher de rougir sous les regards curieux des étrangers qui mangeaient là.

— Mon ami, dit Amable Beaudoin, n’allez pas penser que je suis un méchant homme, et si vous étiez à ma place vous comprendriez mieux l’état d’esprit d’un restaurateur. Il ne se passe pas une journée sans qu’un individu arrête et me raconte une histoire comme ça et comme ça pour m’escroquer un repas. Je ne vous mets pas au rang de ces individus qui mangent à l’œil, parce que, au fait, votre figure me revient un peu. Mais je suis défiant et j’ai raison de l’être. Seulement, on pourrait s’arranger. Si vous aviez, par exemple, une petite garantie à m’offrir, quelque chose à quoi vous tenez et que vous reviendrez chercher ?… Vous me comprenez ?

— Oui, oui, je vous comprends, monsieur Beaudoin, répliqua Philippe en retombant dans son désespoir ; mais je n’ai rien à vous offrir, rien, rien…

— Vous n’avez pas une montre… une chaîne de montre simplement ?

— Rien, je vous dis !

— C’est malheureux !

— Oui, c’est décourageant !

Mais tout à coup Philippe se mit à sourire et dit :

— J’ai bien quelque chose, mais…

Amable le considéra curieusement.

Philippe venait de songer à la statuette d’ivoire qu’il avait trouvée avant de se rendre sur la rue Saint-Paul. Mais vite son sourire s’en alla, car cette statuette ne pouvait avoir aucune valeur.

— À quoi bon ? pensa-t-il. Cet objet ne vaut rien, et je m’expose encore à une mortification. Non, cette statuette ne vaut pas cinq sous !

Oui, ainsi pensait Philippe, et il pensait encore que le restaurateur se moquerait bien de cette petite statue comme gage d’un repas à vingt-cinq sous.

Amable Beaudoin, qui voyait l’indécision du jeune homme, demanda :

— Voulez-vous me montrer ce quelque chose ?

— Je veux bien, répondit Philippe ; mais je me demande si vous l’accepterez.

— N’importe ! montrez toujours !

Philippe tira de sa poche la statuette.

— Voici, dit-il, c’est tout ce que j’ai.

Le propriétaire du restaurant prit l’objet dans ses mains et se mit à l’examiner avec attention.

— C’est une Sainte Vierge en ivoire ça, dit-il au bout d’un moment. Je n’en ai jamais vue comme ça.

— C’est une chose rare en effet ! émit Philippe à tout hasard et très anxieux de savoir si ce gage serait accepté par le propriétaire.

— Oui, très rare, reprit Amable. Eh bien ! ajouta-t-il, si vous voulez me laisser cela en garantie, je vais vous faire servir à souper.

— Ô mon Dieu ! sourit d’aise Philippe, je fais mieux que vous laisser cette statuette en garantie, je vous la donne.

— Oui ? Vous me la donnez ?… C’est bon. Tenez, allez à cette table, Eugénie viendra vous servir dans un instant.

Et Philippe Danjou, dont les narines depuis un quart d’heure respiraient à pleine capacité l’arôme des mets fumants qu’il voyait sur les tables, faillit s’évanouir de joie. Enfin ! il allait manger !

Il alla s’asseoir à la table indiquée par le bossu.

Sans être belle, Eugénie Beaudoin possédait une physionomie agréable. Très brune, avec des yeux très noirs et brillants, elle eut été jolie sans la pâleur trop prononcée de son teint et la maigreur de ses joues et de ses épaules. Elle était de petite taille, un peu trop petite pour être élégante. Mais l’autre, Clarisse, était plus grande. Brune aussi, elle était plus grasse, et son teint mat se colorait légèrement. De physique