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Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/12

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LA VIERGE D’IVOIRE

Clarisse, au premier abord, était plus attrayante que sa sœur aînée Eugénie. Cependant parmi la clientèle du restaurant d’Amable Beaudoin c’était surtout Eugénie qui plaisait le mieux, parce qu’elle était toujours souriante, oui, souriante comme sa mère, dont elle était l’image vivante. Quant à Clarisse, elle avait un air trop sérieux et un peu hautain, et elle n’entendait pas à rire comme Eugénie.

Comme l’avait dit Amable, ce fut Eugénie qui vint servir Philippe.

— Avez-vous bien faim, monsieur ? demanda-t-elle avec son bon sourire.

— Ah ! mademoiselle, une faim d’ogre ! Ne ménagez pas la ration… je suis disposé à payer double !

Eugénie rapporta de la cuisine quelque chose qui aurait suffi au repas de trois hommes.

Philippe dévora… oui il mangea à se défoncer, comme on dit.

Mais il retrouva des forces. Son teint se colora, sa tête reprit son aplomb sur ses épaules, son corps se raidit, et quand une demi-heure après il quitta le restaurant, après avoir remercié le restaurateur et souhaité bonne nuit à Eugénie, il se croyait fort comme Samson.

— Allons ! se disait-il, chemin faisant, je commence à croire que j’ai l’avenir tout à moi encore. Demain, je travaillerai et je gagnerai de l’argent !…


III

LA VIERGE D’IVOIRE


Amable Beaudoin fermait son restaurant entre onze heures et minuit tous les soirs, sauf les samedis, parce que ces jours-là on donnait à manger bien avant dans la nuit et souvent jusqu’aux petites heures du jour suivant, le dimanche. Car à cette époque, où les règlements n’avaient pas encore établi la fermeture de bonne heure, il se rencontrait toujours des pochards et des noctambules circulant sur la rue Notre-Dame et qui demandaient souvent à raffermir leur estomac.

Mais ce jour-là, qui se trouvait le mardi comme nous l’avons dit déjà, les affaires n’avaient pas été éblouissantes au restaurant d’Amable Beaudoin, et dès les neuf heures du soir pas une âme humaine ne franchit la porte de l’établissement. À dix heures le restaurateur congédia sa cuisinière, verrouilla, fit sa caisse et monta à son logement où, chaque soir, la famille se trouvait réunie.

Dans une grande salle, dont les fenêtres donnaient sur la rue Notre-Dame, la mère Beaudoin, ce soir-là, rapiéçait quelques lingeries, tandis qu’Eugénie, Clarisse et une troisième des filles d’Amable s’entretenaient à voix basse. Les autres fillettes étaient couchées. Mais dans un coin de la pièce, à demi assis sur un grabat et le dos appuyé contre une pile d’oreillers, on apercevait un adolescent au visage émacié et livide dans lequel brillaient deux grands yeux désorbités, immobiles et sans expression. Sans expression ? C’est peut-être trop dire : ces yeux-là semblaient garder sans cesse une expression d’étonnement. Il ne bougeait pas et ses mains longues et très maigres demeuraient inertes sur les couvertures qui le couvraient à demi.

C’était le malade, c’était le paralytique. On l’appelait Adolphe.

Quand le restaurateur parut, sa femme toujours souriante demanda avec empressement :

— La journée a-t-elle été bonne, Amable ?

— Oh ! comme ça. J’en ai connu de meilleures déjà.

Il s’approcha du grabat, et, souriant avec une bonne tendresse paternelle, il demanda au malade :

— Et toi, Adolphe, comment vas-tu ?

D’une voix à peine distincte et avec un air indifférent, le paralytique répondit :

— Comme coutume… pas mieux… pas mieux !

— Ça va revenir, mon garçon, faut pas se décourager.

— Il a beaucoup mieux mangé aujourd’hui, dit la mère en regardant son fils aîné avec une profonde tristesse