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LA GUERRE ET L’AMOUR

corsaire brestois, qui l’avait initié aux secrets de la navigation. Pendant plusieurs années il fut le bras droit de son père et devint un excellent marin. À ses vingt ans il pouvait en remontrer à plus d’un vieux coureur des mers.

Un jour, les Anglais avaient eu raison du corsaire brestois. Cerné en pleine mer par cinq navires fortement armés et pourvus d’équipages nombreux et bien disciplinés, le corsaire avait dû se rendre. Mais il ne s’était rendu qu’après avoir vu son navire réduit à l’état d’épave, et après que lui-même, criblé de blessures, avait senti s’exhaler son dernier souffle de vie. Le hardi marin avait en effet expiré avant qu’on eût touché les côtes anglaises. La mer, qu’il avait tant aimée et parcourue en tout sens, avait reçu sa dépouille. Son fils et les autres membres de l’équipage avaient été retenus prisonniers en Angleterre pendant plusieurs mois, puis retournés en France.

Lorsque Constant Dumont remit les pieds dans sa patrie, il trouva déserte et abandonnée la maison paternelle ; on lui apprit que sa mère, douloureusement atteinte par la mort du corsaire, n’avait pu lui survivre. Constant se trouvait orphelin pour tout de bon. Mais il était arrivé à l’âge d’homme et se sentait capable de se tirer d’affaire par ses seuls moyens. Au pis aller, il aurait pu compter sur l’aide d’un frère et de deux sœurs qui lui restaient. Oui, mais les deux sœurs étaient mariées, chacune ayant son foyer et sa famille. Quant au frère, son aîné, s’étant enrôlé dans les armées royales, il avait négligé de donner de ses nouvelles, si bien qu’on ignorait tout de lui. Constant eut bientôt pris son parti : il réunit les maigres épargnes de ses parents, vendit le petit lopin de terre qu’il héritait, et partit pour l’Amérique avec un groupe de colons qu’on dirigeait sur Tadoussac.

Là, Constant pensa n’avoir rien de mieux à faire que la pêche. Mais, ayant bientôt rencontré des pêcheurs de l’île Royale[1], il se mit à leur service et vint se fixer à Louisbourg. Il navigua et pêcha avec différents patrons pendant quelques années. Le dernier de ses patrons fut le pêcheur Robichaud, dont il épousa la fille. Deux ans après, Robichaud s’étant noyé accidentellement, Constant et sa femme héritèrent ses biens ; une petite maison, quelques écus péniblement amassés et la barque de pêche l’Aurore.

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis. Aujourd’hui Constant Dumont touchait la soixantaine. Pourtant, jeune encore, se disait-il, vigoureux et souple, il estimait qu’il avait bien devant lui dix ou quinze ans encore de bonnes saisons de pêche. Pour lui, c’était tout un avenir, et à moins que la mer, sournoise et traîtresse quelquefois, ne le prît un jour prochain, comme elle avait pris son père… Ah ! elle ne l’aurait point. Non, elle ne l’aurait jamais ! N’avait-il pas comme une prescience qu’il mourrait dans son lit, et de sa belle mort ? Hélas ! son destin était écrit en d’autres lettres, et des lettres dont le sens l’eût fait frémir d’épouvante et d’horreur.

♦     ♦

On était aux derniers jours d’avril 1745.

L’hiver s’était écoulé dans le calme et le repos pour les pêcheurs. On sait que le marin ne supporte pas longtemps sans ennui et malaise le trop plat « plancher des vaches » ; aussi, vit-il toujours avec la hâte de voir revenir le beau matin printanier où il pourra remettre à la voile et, barbe au vent, voguer de nouveau vers les bancs de poissons. À Louisbourg, ce printemps-là, on attendait avec hâte la dislocation des glaces qui bloquaient le port et empêchaient les pêcheurs de reprendre la mer.

Constant Dumont s’était donc mis à ses apprêts. Tous les jours il se rendait à son navire ancré dans la petite crique solitaire. Là, on était à l’abri des grands vents de mer et des hautes vagues, et l’on pouvait à son aise faire les réparations nécessaires. La crique s’étant débarassée de ses glaces, on y pouvait voir l’Aurore osciller paresseusement sur les petites lames qui venaient mousser contre ses flancs. Ce jour-là, justement, sa toilette annuelle se trouvait terminée, elle était toute prête à voler vers la mer.

Constant Dumont se sentait content, heureux. D’un œil attendri, il considérait son navire et, tout en fumant sa pipe, soupirait d’aise et de satisfaction. Néanmoins, il sentait une impatience le tirailler chaque fois qu’il portait ses regards vers la mer, au loin, et sur les glaces qui l’en séparaient. Debout sur le pont, il repassait minutieusement chaque détail de la besogne accomplie, voulant s’assurer qu’il n’avait rien oublié. De temps en temps il levait vers le ciel ses yeux bleus et sa barbe grisonnante, et, dans une contemplation muette, il paraissait invoquer quelque dieu de la mer et lui demander de briser de son puissant trident le barrage des glaces.

Mais le jour s’en allait. Au ras de l’horizon, dans une déchirure de nuages ouateux et rougeoyant, le soleil éparpillait largement ses derniers rayons, qu’on voyait jouer sur la mer, là-bas, tout au

  1. Aujourd’hui : Cap-Breton.