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LA VAMPIRE

Mais il tenait encore à la main son scalpel ; le sac de grosse toile était là aussi, la paille aussi, le mouchoir de fine batiste où les points clairs dessinaient la devise latine, — et sur le drap, juste à l’endroit où naguère se collaient ses lèvres, il y avait une tache ronde et rouge, qui était la goutte de sang…

Ils racontent là-bas, en moissonnant leurs larges champs de maïs, de Semlin jusqu’à Temesvar et jusqu’à Szegedin, ils racontent la grande orgie nocturne des ruines de Bangkeli.

Notre histoire a eu déjà son dénoûment réel. Ceci est peut-être le dénoûment fantasque de notre histoire.

Bangkeli était un château chrétien, flanqué de huit tours turques, qui regardaient la Save du haut d’une montagne nue. C’était vaste comme une ville. Les ruines l’attestent.

Il y avait des siècles que l’eau du ciel inondait les salles magnifiques à travers les toits désemparés, lorsqu’eut lieu l’orgie des vampires.

Lila avait menti en disant à René de Kervoz que le dernier comte était un général de l’armée du prince Charles, lors des guerres de Bonaparte.

Le dernier comte fut un voyvode célèbre et puissant, au temps de Matthias Corvinus, le fils épique de Jean Hunyade.

Il fut tué par sa femme Addhéma, qui le trahissait pour le révolté Szandor.

Et pendant de longues années, Szandor et Addhéma, maîtres de l’immense domaine, effrayèrent le pays du bruit de leurs crimes.

Tous deux étaient vampires.

Dans les âges suivants, leurs tombes, d’où sortait le malheur, furent l’épouvante et le deuil de la contrée.

À eux deux, à eux seuls, ils sont toute la légende des bords de la Save.

Une nuit, on ne dit pas quand au juste, mais ce fut vers le commencement de ce siècle, les bateliers serbes avaient vu le soleil plus rouge se mirer dans les carreaux brisés des corps de logis drapés de lierre. Vous eussiez dit un incendie.

Le soleil disparut, cependant, derrière les plaines sans fin qui vont vers le golfe Adriatique, et les vitres de l’antique forteresse restèrent rouges.

Plus rouges. Il y avait un grand feu à l’intérieur.

Les bateliers de la Save se signèrent, disant :

— Le comte Szandor va vendre une nuit d’amour à sa femme Addhéma.

Et ils pesèrent sur leurs avirons pour descendre vitement vers Belgrade.