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Page:Féval - Le Mari embaumé, 1866, tome 1.djvu/147

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Le cierge, allumé sous l’invocation de saint Antoine de Padoue, n’avait point manqué à sa mission. La foule, un instant poussée par la curiosité, l’avait suivi jusqu’au bac, puis s’était dispersée.

Don Ramon seul, continuant sa route, avait bientôt vu la lueur s’arrêter sur la rive droite du fleuve. Le pain était pris dans les herbes accumulées autour de la chaîne-amarre d’un bateau de laveur.

Don Ramon s’approcha. Le pain Saint-Antoine touchait les cheveux blonds d’un jeune homme qui flottait sur le dos, pris également dans les herbes et qui devait être mort déjà depuis quelques heures. C’était un beau sujet, fort et bien bâti que le trépas avait dû surprendre en pleine santé. Il portait un costume d’homme du peuple.

« Que chantaient-ils donc, grommela le racoleur à part lui. Ne disaient-ils pas tous que c’était un gentilhomme ? »

Pendant qu’il chargeait le corps dans son bateau, et le pain et le cierge qui n’était pas encore éteint, il entendit comme un grand soupir de l’autre côté de la barge du laveur. Il donna un coup d’aviron et aperçut un autre jeune homme blond, dont la tête s’était embarrassée entre les pilotis d’un abreuvoir.

« À la bonne heure ! pensa don Ramon, voici notre gentilhomme ! La place est heureuse et le pain Saint-Antoine était pour deux ! »

La main de ce dernier noyé se crispait autour d’un pilotis, et à la lueur du cierge, don Ramon crut apercevoir un léger mouvement dans les muscles de ses doigts.

« Tiens ! tiens ! fit-il, est-ce que vraiment j’aurais la chance de pêcher un soldat ! Ce serait un meilleur coup de filet, car les soldats se vendent plus cher que les cadavres.

Il éteignit le cierge et amarina sa seconde proie. Le cœur du « gentilhomme » battait encore, mais si faiblement !

Don Ramon, remontant la Seine, entendit vers la hauteur du Cours-la-Reine, qu’on était en train de planter, des cavaliers galopant sur l’une et l’autre rive, et criant l’annonce d’une récompense à qui retrouverait le « gentilhomme » mort ou vivant.

Notre racoleur se tint coi et continua sa route. Désormais, Dieu merci, il n’était pas embarrassé du débit de sa pêche.

Au moment même où il atterrissait sous le Pont-Neuf, il put ouïr qu’on frappait à coups redoublés à la porte de sa maison.

« Holà ! Don Ramon ! criait-on, ouvrez ! n’êtes-vous point encore revenu ? »

Don Ramon garda le silence. C’était un homme prudent. Les événements prenaient autour de lui une tournure mystérieuse et il flairait une riche aubaine.

« Ne nous pressons pas, se disait-il, et marchandons.