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LE VAL-AUX-FÉES.

depuis Athelstan de Lesnem, qui était venu du pays de Galles au temps où les Saxons furent chassés d’Angleterre, jusqu’à Gérard lui-même. Lucifer festoyait jour et nuit avec ses hommes d’armes. Il buvait, le manant éhonté, dans la grande coupe de fer que jamais vilain n’avait jusqu’alors touchée de ses lèvres ; il buvait sans comprendre que la fière devise qui entourait l’écu de Lesnemellec, gravée sur le métal, était un amer reproche à toute sa vie de tortueux trafiquant ; il buvait, le juif sordide, dans ce vase antique, austère héritage de famille, dont le baron chrétien se servait seulement aux jours solennels qui voyaient un fils de Lesnem naître, se marier ou mourir ; il y buvait chaque soir et portait, au nom de Lesnemellec, d’insultants et dérisoires toasts.

En un mot, maître Lucifer se prélassait à son aise dans le manoir de Lern. On ne peut dire pourtant qu’il fût parfaitement heureux. Deux chagrins pesaient sur sa nouvelle vie. Le premier venait de Rachel. Rachel, en effet, par un motif mystérieux, et que son père ne pouvait point deviner, avait refusé d’habiter le château de Lern, devenu le château de Lucifer. Pour l’avoir au moins près de lui, l’orfévre avait été obligé de lui bâtir une maison au milieu du Val. Jamais Rachel ne franchissait le seuil du manoir. Cette conduite, que maître Pointel prenait parfois pour un tacite reproche de spoliation, lui était un grand crève-cœur. Il aimait sa fille avec passion, et le respect de plus en plus froid qui avait remplacé chez celle-ci l’expansive tendresse des jours de son enfance, mêlait une forte dose d’amertume au bien-être du vieux juif.

Le second chagrin de Lucifer avait une source moins naturelle. Le Val, il faut que le lecteur le sache, est habité, depuis le commencement du monde, par trois fées de na-