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Aussi n’est-il pas commode de s’accorder un laboratoire en plein champ, lorsqu’on est sous l’étreinte du terrible souci du pain de chaque jour. Quarante ans j’ai lutté avec un courage inébranlable contre les mesquines misères de la vie ; et le laboratoire tant désiré est enfin venu. Ce qu’il m’a coûté de persévérance, de travail acharné, je n’essayerai pas de le dire. Il est venu, et avec lui, condition plus grave, peut-être un peu de loisir. Je dis peut-être, car je traîne toujours à la jambe quelques anneaux de la chaîne de forçat. Le vœu s’est réalisé. C’est un peu tard, ô mes beaux insectes ! Je crains bien que la pêche ne me soit présentée alors que je commence à n’avoir plus de dents pour la manger. Oui, c’est un peu tard : les larges horizons du début sont devenus voûte surbaissée, étouffante, de jour en jour plus rétrécie. Ne regrettant rien dans le passé, sauf ceux que j’ai perdus, ne regrettant rien, pas même mes vingt ans, n’espérant rien non plus, j’en suis à ce point où, brisé par l’expérience des choses, on se demande s’il vaut bien la peine de vivre.

Au milieu des ruines qui m’entourent, un pan de mur reste debout, inébranlable sur sa base bâtie à chaux et à sable ; c’est mon amour pour la vérité scientifique. Est-ce assez, ô mes industrieux hyménoptères, pour entreprendre d’ajouter dignement encore quelques pages à votre histoire ; les forces ne trahiront-elles pas la bonne volonté ? Pourquoi aussi vous ai-je délaissés si longtemps ? Des amis me l’ont reproché. Ah ! dites-leur, à ces amis, qui sont à la fois les vôtres et les miens, dites-leur que ce n’était pas oubli de ma part, lassitude, abandon ; je pensais à vous ; j’étais persuadé