Page:Fanny-clar-la-rose-de-jericho-1916.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que pour souffrir. Puis la réflexion vint. Sur quel indice avait-il pu fonder son espoir que Mabel l’aimait autrement que de franche amitié ? Aucune équivoque pourtant : elle avait été la camarade, sans plus. Jamais, entre eux, ne s’était glissée une seule de ces privautés qui donnent vivement un tour de galanterie à l’effection, en font le piège perpétuel de la chair, où l’un des deux essaie toujours de faire trébucher l’autre.

Pierre comprenait à présent que Mabel était d’une race tout autre par la liberté d’éducation. Une jeune française eût mêlé davantage de coquetterie à leurs relations, mais dès le premier jour, elle aurait parlé de son fiancé, par un mouvement d’instinctive protection, la loi de l’homme ne lui offrant ici nulle sauvegarde faisant d’elle une vaincue de l’amour, livrée à la chance de la sincérité de l’amant, Mabel Dowe n’avait point cru nécessaire de conter ses fiançailles, n’y avait peut-être même pas songé. L’idée était naturelle chez elle des droits d’une nature jeune à s’épanouir sans contrainte, au gré de toutes les manifestations de la vie.

S’accusant de fatuité, de ce qu’une invitation toute naturelle chez Mabel avait pu lui suggérer d’espoir, Pierre Boissonou s’estima un sot. Mabel avait raison. Pourquoi toujours concevoir un désir charnel se mêlant à l’amitié de l’un ou de l’autre. Seules les réticences de notre morale en exaspèrent la sensualité. Pierre s’humilia de cette pensée et n’eut pas un instant l’idée de fuir l’Américaine. Dans six mois, Mabel devait quitter la France. Six mois, il se contraignit au calme, cachant sa peine avec tant de délicatesse que Mabel, si elle soupçonna son amour déçu, n’en put garder qu’un pur souvenir. Cet amour d’ailleurs était un hommage dont l’assurance venue d’un homme qu’elle estimait n’eût pas choqué la jeune fille, mais sa révélation pouvait troubler leur amitié. Elle eût introduit de la gêne dans leur sereine intimité. On s’est appliqué à vouloir que la tendresse amoureuse non partagée crée une situation fausse entre deux êtres, alors que rien n’est changé pourtant, dans leurs deux personnalités.

La veille de son départ, Mabel vint apporter à Pierre la statuette de pierre rose :

— Je désire que vous gardiez de moi la petite chose. Je suis sûre que la danseuse sera enchantée de savoir son portrait ici. Son ombre viendra danser pour vous. Très bien vous vous entendrez. Elle ne sera pas du tout effarouchée, car vous êtes un très distrait rêveur.

Pierre Boissonou vit partir Mabel. Il se trouva seul avec la petite danseuse. Sur son bureau, elle esquissait ses pas légers, tandis qu’il travaillait. Souvent, aux heures crépusculaires dont les âmes profondes chérissent la mélancolie apaisée, il s’attardait à la contempler longuement.