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— Oh ! nous autres, répondait-elle, dans un joli rire, nous sommes tellement orgueilleux, jamais nous n’avouons nos défauts, jamais !

Lorsqu’ils se quittaient, Pierre passait les heures dans une attente inquiète. Le travail n’avait de goût maintenant que lorsqu’il le partageait avec la jeune fille. La pensée n’avait de calme qu’en sa présence.

En se séparant de lui, Mabel dit tranquillement à Pierre :

— Venez demain chez moi, faire le plaisir de prendre le thé.

Pierre accepta, si troublé qu’en se retournant, il donna tête basse dans un gros monsieur dont il fut insulté sans y prêter la moindre attention. Jusqu’au lendemain son esprit erra de songe en songe. Il courait comme un fou ou demeurait prostré d’inertie complète, tantôt le cœur serré d’une tristesse non sans charme, tantôt étreint d’une joie exubérante qui allait jusqu’à la douleur. Et toujours, pour exalter ou calmer sa fièvre, il évoquait le cher visage, avec ses yeux francs, dans une face qui n’était point régulièrement jolie, mais qu’illuminait de clarté son admirable sourire.

C’était un jour d’automne d’une mollesse enveloppante. Une écharpe de fine brume traînait sur la Seine. Les silhouettes des passants s’estompaient comme s’assourdissaient les bruits de la rue. Pierre participa de la douceur de l’atmosphère. Ce fut presque avec calme qu’il sonna à la porte de la jeune Américaine. Un long sarrau de toile blanche couvrant sa robe légère, elle vint affectueusement l’accueillir.

Mabel avait loué un atelier quai de Bourbon. Quelques meubles sobres, des reproductions de musées, une étoffe indienne aux ramages éclatants en composaient le décor. Au pupitre du piano, des partitions étaient ouvertes. Un peu partout, des portraits. Dans une encoignure, se dressait une fine statuette de pierre rosée.

Comme Pierre la regardait, Mabel prit la statuette et l’éleva d’un geste harmonieux.

— J’aime énormément cette petite chose, dit-elle. À Alexandrie, je l’ai achetée. Un vieux juif sale la vendait. Il assura qu’il connaissait son histoire. La statue était la figure d’une danseuse appelée Anatie. Elle venait de son tombeau. Je veux croire que c’est vrai.

Un court instant, elle resta ainsi, tenant la figurine de pierre. Maintes fois, depuis, Pierre revécut cette minute douce et amère. Il revoyait Mabel, svelte sous le tablier qui gainait son corps, un faible rayon de soleil dorant un côté de sa chevelure, alors qu’il la contemplait, songeant qu’elle serait l’amie intelligente et douce qui marcherait d’un pas ferme pour les bons et les mauvais jours, auprès de celui qu’elle aimerait. Pierre se rappelait que l’aveu de sa tendresse allait jaillir à ce moment de son cœur douloureux.

Mais Mabel se tourna vers lui, le vit très pâle et sentit peser sur elle ce regard qui l’appelait. Comprit-elle la supplication ardente ? Pierre ne devait jamais le savoir. Mabel reposa doucement la petite danseuse, prit la photographie d’un robuste garçon qui souriait, les bras croisés, dans un cadre vieil or. Elle la tendit à Pierre, abaissant vers lui ses yeux limpides, si clairs dans son visage devenu grave.

— Je dois mon ami, présenter à vous John Saviston, mon fiancé.

Pierre accepta la douleur. Elle était d’abord tombée en lui, d’un choc brutal sous lequel il chancela. Plusieurs jours, il vécut dans une hébétude dont il ne sortait