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satisfaite, des jouissances de luxe qui la feraient heureuse. Lui, indulgent, saurait s’effacer, se dévouer. D’aucun serment, il n’enchaînerait sa gratitude d’être adorée. Comme le bonheur se montre simple, facile et doux à qui sait être bon !

Pierre s’exaltait d’avance du don absolu de soi, ivresse du sacrifice qu’éprouvent certaines âmes éprises d’infini.

Clotilde accepterait-elle cette offrande ? Pierre pouvait le croire. Lorsqu’ils se trouvaient ensemble, Clotilde souvent s’appuyait tendrement à son bras, penchait vers lui son visage mobile aux yeux brillants, déclarait avec une moue gentille qu’aux jeunes elle préférait les gens sérieux. Pour conquérir Pierre, elle savait mettre en valeur l’attirance de sa souplesse exercée par la danse. Elle raffinait d’instinct son goût assez sûr dans l’arrangement d’une étoffe soulignant la courbe d’un geste harmonieux. L’espoir semblait permis à l’amant fervent.

Du passé de Clotilde, Pierre avait peu appris. Vingt-cinq ans qu’elle ne paraissait pas, une mère avec laquelle elle vivait, une famille jadis aisée, puis un drame, bouleversant les joies paisibles, ces renseignements vagues formaient la trame sur laquelle l’amoureux brodait ses rêves. Clotilde était devenue danseuse parce qu’une ancienne étoile, leur voisine, avait poussé la fillette vers les pointes et les entrechats.

Au bout de dures années de travail, c’était le pain à peine gagné, l’engagement jamais sûr, un métier accepté sans vocation et qui serait quitté sans regrets.

À cette assurance, Pierre se sentait émouvoir de joie tendre.

Clotilde eut un désir. Elle le dit à Pierre.

— Vous nous emmènerez toutes les deux une fois souper après le théâtre. C’est si chic de souper ! Faudra nous prévenir d’avance, qu’on se dépêche de se rhabiller.

Quelques jours plus tard, Pierre apprit que Marguerite étant malade, Clotilde quitterait seule le Châtelet, au lieu de faire route avec son amie comme d’habitude. L’idée vint à Pierre, irrésistible, d’attendre, ce soir-là, la danseuse à la porte des artistes et de l’emmener souper. Le tête-à-tête, la nuit enveloppante, la griserie d’une coupe de champagne donneraient à sa timidité le courage de murmurer ces mots de tendresse toujours les mêmes, toujours éblouissants à qui les balbutie ou les entend.

Suivi de la réprobation grandissante de sa concierge qui commençait à trouver que le naturaliste se dérangeait, Pierre descendit un soir son escalier en chantonnant un air de bourrée d’Auvergne que sa mère fort souvent fredonnait. Ce fut aussi ce soir-là qu’il rencontra Chemargues.

Pierre n’avait pas eu la patience d’attendre chez lui l’heure à laquelle, il le savait, Clotilde sortait du Châtelet. Après un dîner sans appétit, qu’il fit traîner le plus longtemps possible dans une crèmerie à peu près vide, il longea les quais. La somptuosité d’une fin de journée se reflétait dans le fleuve. Des bandes violet et carmin, ourlées d’or, allumaient sur la Ville une dernière flambée de lumière.