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Page:Fanny-clar-la-rose-de-jericho-1916.djvu/4

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L’emménagement du locataire fit peu de bruit. La curiosité des voisins se satisfit mal à son égard. Du premier jour, il vécut entièrement seul, descendant chercher ses provisions, toujours vêtu avec une sobre élégance, n’ayant pour tout personnel domestique qu’un vieil homme à peu près muet et déroutant les essais d’indiscrétion par une politesse sans familiarité.

Il se trouvait acheter de la braise à Boissonou, quand celui-ci remarqua combien son client était encombré de paquets :

— Pierre vous la portera, dit le charbonnier.

Le vieux monsieur, après avoir regardé Pierre, qui entamait à large bouche une énorme beurrée, répondit en souriant :

— Qu’il finisse d’abord sa tartine.

La tartine engloutie, Pierre fut saisi par sa mère, débarbouillé à demi, et envoyé en face, la braise sous le bras. Il vint sonner à la porte verte. Le monsieur ouvrit, le débarrassa et remercia d’un sou. Avec la curiosité franche de son âge, l’enfant demeurait immobile sur la pierre usée du seuil.

— Tu voudrais entrer ? lui demanda-t-on.

Sans répondre, le petit glissa du dos sur la muraille, indiquant ainsi qu’il n’attendait que d’être invité. Le monsieur aimablement l’attira. À travers un large vitrage, on apercevait le jardin. De grands sureaux y balançaient leurs ombelles, mais le monsieur, tenant toujours la main grisâtre de Pierre, l’entraîna au premier. La chambre où ils pénétrèrent parut au gamin un monde extraordinairement neuf.

Lorsqu’il se rappelait sa surprise d’enfant, Pierre revoyait avec émotion la grande pièce où il devait revenir si souvent passer des heures heureuses. Il revoyait les meubles modestes, la table surchargée de papiers, la haute bibliothèque débordant de livres, qu’alors il jugea laids, de ce qu’ils n’étaient point rouges et dorés, les murs couverts de gravures sévères, de portraits. Pierre évoquait aussi la figure fine et spirituelle, à présent disparue, qui, ce jour-là, regardait, amusée, sa frimousse ahurie.

D’où venait le vieux monsieur ? Quel passé trop pesant de souvenirs lui rendait âprement chère sa solitude actuelle, Pierre ne l’apprit que bribe à bribe, aux heures d’amertume, où le scepticisme d’un vieillard s’exhalait en tirades mordantes à l’égard des hommes, dont il avait cruellement souffert et des femmes, qu’il paraissait mépriser.

Jadis, homme politique et journaliste ardent, le vieux monsieur n’avait point conservé, sous les meurtrissures de la lutte, la foi aveugle et sans fin renaissante des prophètes. Après des années de combat pour de nobles rêves, las d’incompréhensions qui lui semblèrent des trahisons, une profonde blessure amoureuse mit le comble à sa misanthropie. Trop frêle pour être le géant de granit dominant la foule, il disparut de la vie publique, traîna ses rancœurs par le monde, jusqu’au moment où las d’errer, le hasard conduisit ses pas rue Sainte-Rustique.