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FEUILLETON DU 8 OCTOBRE 1916

2
LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

— SUITE —

Pierre fut d’abord admis, puis attendu, dans cette retraite. Le cœur déçu, qui s’était juré de ne plus aimer, s’attacha profondément à l’enfant affectueux. Le petit Pierre trouva en son vieil ami un maître érudit, qui guida l’éveil de son intelligence vers les sciences naturelles, dont, passionnément épris lui-même, il lui révéla les splendeurs. La nature impressionnable et studieuse de l’élève s’épanouit au contact d’un esprit ardent et fin qui retrouvait sa verdeur pour cultiver une âme neuve. Un seul point échappa à l’éducateur. Il ne se rendit nullement compte que l’ironie désenchantée de sa philosophie développait chez Pierre, de façon presque maladive, une timidité native.

Quand fut mort, un soir, subitement, le vieux monsieur du petit Pierre, l’enfant était devenu un homme. Sa mère morte aussi, sans bruit, comme elle avait vécu, Désiré Boissonou retourné en Aveyron, Pierre, qui héritait de l’avoir modeste du vieil ami, vint s’installer rue de Douai. On devait démolir la maison de la rue Sainte-Rustique.

Après de fortes études scientifiques, qu’avait étroitement guidées son vieil ami, Pierre Boissonou, attiré par la vie étrange des insectes, consacra une grande part de son travail aux mœurs du petit peuple mystérieux. Ses ouvrages, assez vite appréciés du monde savant, auraient pu lui permettre quelques brillantes relations. Il ne les rechercha point. Demandé dans plusieurs de ces salons où le choix de la maîtresse de maison fait ressembler le cercle de ses invités à une exhibition de phénomènes, il s’y trouva dépaysé. Sa simplicité ne se pliait guère à la souplesse des conversations sans profondeur, au manège des flatteries, à tout un code d’amabilités superficielles qui régit la vie mondaine. Le sourire des femmes l’intimidait jusqu’à la souffrance. Très vite, il répondit aux invitations par des refus. Déclaré un sauvage, on l’oublia.

Ayant, avec sérénité, accepté la solitude, il partagea ses jours entre ses études, des rapports de cordialité avec quelques collègues, et la seule amitié qui lui fut chère, celle de Lucien Chemargues. Ancien camarade d’école, retrouvé au hasard d’une conférence à la Sorbonne, Chemargues était devenu professeur d’histoire dans un lycée parisien.

De vingt-deux à trente ans, la vie sentimentale de Pierre Boissonou était allée d’une réalité à un rêve. Ensuite s’était engourdi en lui ce désir de l’amour partagé, poursuivi si âprement par tant de cœurs, à travers les erreurs et les illusions.

À vingt-deux ans, alors que son vieil ami vivait encore, la réalité s’appela Angéline. Petite, un peu épaisse, les joues pourpres, les yeux rieurs, coiffée de cheveux mordorés, qui rappelaient à Pierre la coque des châtaignes du grand-père Boissonou, Angéline traînait sur la butte Montmartre ses savates avachies et d’invraisemblables pei-