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économique, cherchent, par les vieux moyens et par les vieilles combinaisons à échapper à leurs redoutables responsabilités. Elles exigeaient non seulement de l’audace, non seulement de la clairvoyance, mais peut-être du génie. Rien de tout cela n’est venu, et l’édifice social, en même temps que la vieille morale populaire, restent fortement ébranlés, alors, que le droit règne et que les tribunaux continuent à juger…

Mais il n’est pas nécessaire de se placer dans les périodes de cataclysmes sociaux pour voir combien sont fragiles parfois les notions reçues sur les rapports du droit et de la morale. Les exemples abondent, de situations de droit qui s’éloignent de plus en plus de la « morale » reçue. Toujours en considérant le droit de propriété, que les jurisconsultes, en le définissant, proclament absolu et perpétuel (il comporte la faculté de détruire), il est facile de voir que les principes admis, tels que celui-ci : « Le propriétaire du sol est propriétaire du dessus et du dessous » peuvent aboutir et aboutissent souvent, à des conséquences contraires à la morale, nous allions dire au bon sens. Les progrès scientifiques et économiques conduisent l’humanité à utiliser de plus en plus les richesses du sous-sol ; or, la notion de propriété individuelle ou de propriété familiale à l’origine et pendant de longs siècles, repose sur la culture du sol par l’individu ou par le groupe familial ; nous sommes bien loin de la morale lorsque nous prétendons attribuer à ce propriétaire, la jouissance des richesses minières peut-être néfastes à I’humanité, peut-être aussi nécessaires éventuellement à son existence et à son salut, enfouies dans les profondeurs du sol, jusqu’à la limite la plus lointaine que les outils de l’homme puissent atteindre !

J’entends bien que l’usage et l’exploitation des mines sont réglementés d’une manière spéciale par les diverses législations. Il n’en reste pas moins que le principe juridique aboutit dans les faits aux conséquences les plus inacceptables, les plus révoltantes. Si le hasard ou la chance peuvent enrichir, le jurisconsulte peut ne pas avoir à s’en préoccuper s’il borne son rôle à l’étude des règles imposées sous le nom de lois par le corps social ; mais il serait impuissant à mettre d’accord le « Droit » et la « morale » dans le sens vulgaire que nous avons laissé à ce mot.

Si le Droit s’écarte trop souvent de la « morale », peut-on, avec les philosophes anglais des deux derniers siècles, le fonder sur l’idée d’utilité sociale ? Ici, encore, et sans nous étendre, nous sommes obligés de faire les plus grandes réserves. Que le Droit doive se conformer à l’utilité sociale, qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir un Droit naturel fondé sur l’utilité générale, et par conséquent variable suivant les temps et suivant les milieux, contrairement au « Droit naturel » tel que le définissait Montesquieu, certains peuvent l’admettre ; nous persistons à penser que, même sous cette forme nouvelle, la notion que nous avons critiquée plus haut ne peut être admise. Mais, nous voulons nous placer uniquement au point de vue du Droit positif et, à ce point de vue, il faut bien constater que Droit et utilité sociale, dans toutes les législations anciennes ou modernes, ne se confondent pas, et même s’opposent dans un grand nombre de cas. Les règles de droit ont été trop souvent créées pour l’intérêt d’une petit minorité, ou pour l’intérêt d’un seul, et non pour l’utilité générale. Elles ont trop souvent servi de moyen d’oppression aux prêtres de toutes les religions, et aux monarques. Ici encore, les exemples viennent en foule à l’esprit. Trop souvent aussi, et encore à l’heure actuelle, les règles de droit ont pour seul fondement et pour seule raison d’être, les plus grossiers préjugés de la foule, sans aucun profit pour l’ordre social et même contrairement à l’intérêt social, bien entendu. C’est ainsi que l’interdiction ou une réglementation mauvaise

du divorce, bien loin de fortifier le lien familial, peuvent, à certains stades de l’évolution sociale, en introduisant dans les relations familiales non seulement entre époux, mais entre parents et enfants, des causes de haines et de violences, en empêchant de régulariser des situations que la société aurait intérêt à légitimer et à maintenir, constituer une sérieuse atteinte à « l’utilité générale ». Les préjugés religieux ou sociaux de toute nature traduits en lois vont la plupart du temps à l’encontre du bien général, ou même de l’ordre public. Chacun de nous peut en trouver d’innombrables exemples dans son expérience de tous les jours.

Dans la société, telle qu’elle est organisée de nos jours, l’utilité générale devrait donner pour premier devoir au législateur, la protection de l’hygiène ou de la santé publique. Il est interdit, par les ordonnances de police, de jeter des papiers dans les rues, ou de secouer les tapis après une certaine heure. Mais le plus grossier des préjugés permet à un individu physiquement taré, de procréer des êtres chargés d’hérédités morbides, voués à la maladie ou à la folie, incapables d’aspirer à ce qui peut être le bonheur de la vie. L’opinion se révolte à l’idée d’une réglementation qui, dans l’état actuel de l’évolution sociale et de notre législation, ne pourrait guère constituer qu’une intolérable tyrannie. Et le préjugé triomphe de la notion la plus élémentaire de morale, et d’utilité générale.

On peut donc conclure, sans plus amples développements, qu’il n’y a, à l’origine ou à la base du droit, comme en constituant l’essence même, ni un principe de morale, ni un principe d’utilité, ni même parfois un principe d’ordre social. S’il en est ainsi, les règles du droit ne peuvent trouver leur explication que dans leur origine historique, et nous sommes ainsi amenés, laissant de côté l’analyse de l’idée de droit, à en retracer l’évolution. Nous ne le ferons qu’à grands traits, et au moyen de quelques exemples. L’origine et l’histoire du Droit (sens objectif), c’est l’origine et l’histoire des collectivités humaines. L’histoire des droits (sens subjectif), c’est l’histoire des diverses institutions ayant existé au sein de ces collectivités : famille, propriété, mariage, obligations, responsabilité civile, etc., etc. On trouvera sous chacun de ces mots, les indications d’ordre historique concernant ces institutions.

On a lu, d’autre part, au mot « Code », un aperçu de l’évolution des diverses législations. Nous n’y reviendrons pas.

On peut affirmer que, d’une manière générale, les sociétés antiques n’ont pas eu la notion du droit individuel. Les groupes familiaux ou sociaux obéissaient à un certain nombre de règles transmises par la tradition et qui avaient un caractère religieux plus ou moins prononcé. Toute révolte contre ces préceptes était une révolte contre la divinité, punie de mort le plus souvent. Et ces préceptes avaient pour principal objet d’assurer la domination d’une caste, d’une famille, celle du chef de famille ou du chef de tribu. Cette domination est absolue : dans la famille antique, aussi bien à Rome et en Grèce qu’en Orient, le chef a sur tous les membres du groupe, le droit de vie et de mort : la femme, le fils même majeur, n’ont aucun droit. En Grèce, dans beaucoup de villes, la vente des enfants a été permise jusque sous l’empire romain, dans les premiers siècles de notre ère.

Partout, l’institution de l’esclavage a créé une classe d’hommes placée hors la loi. Le chef a droit de vie et de mort sur ses esclaves, comme sur les membres de sa famille. Ce n’est que très tard, que ce droit est soumis à des restrictions que l’usage avait peu à peu introduites dans les mœurs. Il est plus intéressant de vendre sa propriété, que de la détruire. L’esclave est une richesse, et lorsque les relations contractuelles se multiplient entre les familles ou entre les individus, lorsque les échanges deviennent de plus en plus nombreux,