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l’idée de la valeur prépare les esprits à des mesures de protection que vient après coup colorer le prétexte humanitaire.

Le vieux cadre juridique s’est peu à peu modifié, avec le développement des relations économiques : le rôle de l’individu s’est accru, et il a été nécessaire, au moins dans les rapports nécessaires avec les membres des autres groupes familiaux, de lui conférer des droits. D’autre part, la cité s’est constituée, elle a peu à peu englobé par la conquête les peuples plus faibles, et l’individu-citoyen s’est trouvé aux prises avec une puissance plus forte, plus tyrannique : celle de l’État, dont il a cherché à obtenir le maximum d’avantages. Ainsi s’est formée et a évolué la notion du droit individuel ; retracer cette évolution, les luttes qui ont opposé l’être humain à l’oppression collective, ce serait faire l’histoire de l’humanité. Il n’est pas discutable que les hommes ont aujourd’hui un sens très aigu de ce qu’ils pensent être leur « droit individuel », et qu’à ce point de vue, un immense changement s’est produit peu à peu. L’individu s’est libéré de plus en plus, grâce à la Réforme, de la puissance religieuse. Les révolutions politiques du xviie et du xviiie siècle, lui ont permis de se libérer pour une part de la puissance « laïque ». La conception des droits de l’homme se formule d’abord dans les écrits des philosophes, ensuite dans les « Déclarations » et les « Constitutions modernes ». Nous n’y insistons pas ici. (Voir le mot Droits de l’Homme.)

Le droit moderne, encore aujourd’hui, conserve la forte empreinte de la notion primitive. Ainsi, la règlementation de la famille, dans notre Code Civil, n’est que l’énumération des pouvoirs du chef : puissance paternelle, puissance maritale, ce sont les mots mêmes que nos législations continuent d’employer. Sans doute les jurisconsultes nous affirment que ces institutions existent surtout dans l’intérêt des incapables : il devrait y avoir alors dans la loi, une règlementation des devoirs en même temps que la règlementation des droits. Sans doute aussi les pouvoirs du père, du mari, du tuteur, se trouvent restreints par des dispositions législatives lorsqu’il s’agit de l’administration des biens. Mais précisément, l’on voit ainsi que, préoccupée avant tout de la protection et de la conservation de la propriété des « biens », la loi laisse dans l’ombre la personne même, le droit de l’individu. Par exemple, le chapitre de la tutelle, dans notre Code civil, règlemente en détail l’administration des biens du mineur dans une série d’articles ; rien n’est prévu en ce qui concerne les devoirs du tuteur, relatifs à l’éducation à l’instruction de son pupille. C’est d’une manière tout à fait arbitraire que les tribunaux interviennent dans certains cas, et font droit à des réclamations ou à des demandes qui ont pour objet de réprimer des abus : ils ne le font d’ailleurs qu’avec une prudence extrême. Les « droits du père de famille » doivent être respectés ; une grande ligue s’est même constituée avec ce titre. Sous une forme plus atténuée, avec l’hypocrisie d’une civilisation en apparence moins brutale, plus douce aux faibles, le cerveau des hommes conserve la notion barbare : celle de l’autorité du chef, du maître.

Nous n’avons parlé du droit familial qu’à titre d’exemple. Il serait facile de montrer, en prenant l’une après l’autre toutes les branches du droit, toutes les formes de l’activité sociale, que le droit aujourd’hui comme Il y a deux ou trois mille ans, n’est que la désignation des coutumes, des routines et des préjugés qui gouvernent l’intelligence des hommes, dans la mesure où ces coutumes et ces préjugés sont rendus obligatoires par la loi. Ces coutumes soumettent l’être humain à une contrainte que ni le sentiment de la justice, ni l’idée d’utilité générale très souvent ne peuvent expliquer ou justifier ; elles ont pour origine la volonté du

plus fort, la crainte ou le mystère des forces naturelles qui ont engendré la superstition religieuse.

De ces coutumes, de ces préjugés, les uns constituent pour les hommes des habitudes auxquelles inconsciemment ils se soumettent ; d’autres sont sanctionnées par les lois, sans que l’on puisse parfois s’expliquer la raison pourquoi dans un cas l’obligation légale existe, et non dans un autre. Mais lorsque la loi prétend aller à leur encontre, elle reste la plupart du temps inefficace : les Romains disaient déjà « Quid sine moribus vanœ leges proficiunt ? » À quoi servent de vains textes de lois, s’ils ne sont pas imposés par les mœurs ? Et de fait, il serait facile de donner une longue énumération des textes, et même des réformes législatives considérées comme capitales, et qui ne sont restés qu’à l’état de formules théoriques, dans toutes les législations (ex. en France, certaines lois sur l’assistance).

Assurément, certains préjugés s’affaiblissent avec le temps. L’influence des superstitions religieuses diminue en apparence tout au moins. C’est ainsi que l’Église catholique, après avoir créé toute une législation qui avait pour objet d’assurer sa domination sur les familles (droit canon) s’est vue concurrencée par les progrès du pouvoir civil. En matière de successions, de mariage, d’organisation de la famille, après de longues luttes, la législation civile a fini par s’imposer tout au moins dans notre pays. Le mariage est devenu un acte civil, enregistré par l’autorité publique. Il a fallu, pour imposer aux prêtres le respect de la nouvelle législation, des dispositions pénales que l’Église considère encore aujourd’hui comme la violation de ses droits, et qu’elle présente audacieusement comme la violation des droits de la conscience. Le prêtre, sous peine de s’exposer à des poursuites correctionnelles, ne peut pas procéder à un mariage religieux sans que le mariage civil l’ait précédé. Mais, jusqu’à ces dernières années, des fanatiques, abusant de l’ignorance des « futurs époux » n’hésitaient pas à violer la loi ; il y en a encore des exemples. La sphère de la loi civile s’étend cependant peu à peu, tandis que sans rien abandonner de leurs principes, les représentants des superstitions défendent âprement ce qu’ils osent appeler la liberté, c’est-à-dire les moyens de domination que l’ignorance et la crainte leur avaient laissés pendant de longs siècles. Parfois arrivent-ils à trouver des appuis imprévus. Des associations qui se prétendent dégagées de l’esprit du passé mettent par exemple à l’ordre du jour de leurs réunions ou de leurs congrès, la question de savoir s’il est ou non légitime de priver les congréganistes du droit d’enseigner. On discute pour savoir si un mari peut imposer à sa femme, si la religion de cette dernière s’y oppose, un divorce. Et beaucoup de braves gens, qui se croient très libéraux dans le bon sens du mot, demandent, sous prétexte d’apaisement, que le curé puisse rentrer à l’école pour y donner son enseignement, ou bien que les subventions de l’État soient accordées aux œuvres catholiques d’assistance et d’enseignement, comme aux écoles publiques.

Mais l’Église a cependant perdu du terrain dans la lutte. Elle n’a peut-être réussi à conserver ce qui lui reste d’influence sur la législation, sur le droit (nous ne nous plaçons qu’à ce seul point de vue), qu’en favorisant ou même en provoquant, au cours des siècles, les luttes meurtrières entre les peuples. Avant et pendant l’abominable tuerie de 1914, elle est restée indifférente au malheur universel ; elle seule a retiré des avantages réels de cette immense catastrophe. Elle n’a même pas renouvelé le geste symbolique de l’archevêque de Paris, montant sur les barricades aux journées de juin 1848, pour demander la cessation de la lutte. Son autorité morale, même sur la masse des fidèles se trouve atteinte. Son domaine diminuera…

Mais si le préjugé religieux voit s’affaiblir son influence sur l’évolution du droit, il reste tous les