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la prostitution. La faim et l’ignorance sont les grandes pourvoyeuses du trottoir et des maisons de tolérance. Les trafiquants guettent comme des oiseaux de proie la femme jeune, jolie et pauvre. Les professions sont très rares dans lesquelles elle peut gagner sa vie et s’assurer une indépendance économique lui laissant la liberté de son corps. Dans presque tous les métiers son travail est insuffisamment payé. L’infamie capitaliste exploite sa situation. La jeune fille devra avoir un « ami », chercher « un vieux », pour parfaire l’insuffisance de son salaire, quand ils ne se présentent pas sous les traits d’un patron ou d’un contremaître qui la priveront de travail si elle ne leur cède pas. Même la femme mariée devra recourir à de tels moyens si son mari n’apporte pas dans le ménage tout l’argent nécessaire. Il est peu de grands magasins où les directeurs, les chefs de service, graves personnages, pères de famille bien pensants décorés, ne disent aux femmes qu’ils emploient : « Nous vous payons peu, mais vous êtes gentilles et vous pouvez vous faire des ressources au dehors ! » Il n’y a guère que des emplois de fonctionnaires qui procurent l’indépendance économique à la femme sans fortune pour s’établir dans le commerce ou dans une profession libérale. Elle peut y être relativement libre et tranquille ; encore faut-il qu’elle ne soit pas sous la coupe de chefs qui lui jetteront le mouchoir.

Au théâtre, pendant longtemps, il fut impossible à la femme d’éviter la prostitution. Sous l’ancien régime, un engagement à l’Opéra était un « passeport de mauvaise vie et de mœurs ». Aujourd’hui, sauf dans les cas très rares où elle s’impose par un talent vraiment supérieur, une actrice est à peu près certaine de ne pas réussir, même dans les théâtres les plus subventionnés, si elle n’a pas de « commanditaires » financiers ou des « protecteurs » parmi des politiciens à qui les directeurs de théâtre ne peuvent rien refuser. La femme de théâtre est en outre la proie de tous les satyres du journalisme et d’autres entreprises de publicité qui exigent d’être payés « sur la pièce » et se livrant pour cela, sous le couvert de la critique théâtrale, aux plus sales chantages. Le « beuglant » fut longtemps le concert dans la maison de tolérance. Il l’est encore parfois, en province, malgré les énergiques interventions des syndicats du personnel des théâtres. La chanteuse n’était pas payée ; après avoir chanté, elle faisait la quête dans les rangs du public et complétait son gain en faisant des « passes ». Les contrats les plus immoraux lui étaient imposés par des marchands de chair humaine appelés « agents lyriques » et la police des mœurs était là pour faire respecter ces contrats. Aujourd’hui, malgré toutes les apparences de liberté, la femme de théâtre échappe encore difficilement à une prostitution qui est sa plus grande chance de réussite et en est le moyen le plus à sa portée. Il en est de même dans toutes les professions féminines, et il en sera ainsi tant que la femme n’aura pas obtenu dans la société toutes les garanties de liberté individuelle qui doivent être celles de tous.

Liberté de conscience et liberté d’opinion. — La liberté de conscience n’est que la liberté d’opinion considérée en matière religieuse.

Dans une brochure intitulée : La liberté d’opinion, par E. Boudeville, cette liberté a été remarquablement définie et étudiée. Elle n’est pas seulement le droit d’avoir une idée et un sentiment personnels sur toute chose, elle est en outre et essentiellement : « le droit d’exprimer, d’expliquer, de commenter, de répandre publiquement, soit par la parole, soit par des écrits, ses opinions, ses conceptions, ses doctrines, et d’en proposer, à une fraction de la collectivité ou à la collectivité tout entière, l’application ou l’usage. » L’esprit, qui ne connaît aucune limite, aucune barrière à ses investigations, doit pouvoir s’exprimer avec la même liberté. Cette liberté

est la première des conditions du progrès social. Ce progrès est impossible dans une société qui ne pratique pas, pour la manifestation des idées, la tolérance la plus absolue, la « liberté sans rivages », comme disait Jules Vallès.

On comprend l’intolérance et l’interdiction de la pensée dans les sociétés théocratiques et monarchiques. Aux hommes ignorants et méchants, Dieu a donné des guides éclairés et bons par qui ils doivent se laisser conduire. Ces guides, les prêtres, les princes, les chefs, pensent pour eux. Ils n’ont pas à penser par eux-mêmes, il leur est même interdit de penser pour ne pas risquer de tomber dans l’hérésie et la révolte. Ils n’ont plus qu’à croire et obéir.

Par contre, l’intolérance et l’interdiction de la pensée sont absolument incompatibles avec une société républicaine. La République, qui doit être le gouvernement du peuple tout entier, du « peuple souverain », n’est possible qu’avec le concours des lumières de tous. C’est non seulement un droit, c’est un devoir impérieux pour chaque citoyen d’exposer ses idées et ses conceptions, de formuler ses critiques, si vives soient-elles, pour que tous puissent les examiner, les discuter et, le cas échéant s’y rallier dans l’intérêt commun. Comme dit Boudeville : « L’expérience collective ne peut se constituer, et la raison collective s’exercer, sans la liberté intégrale d’opinion. » Ceci admis, et nous ne voyons pas qu’on puisse le discuter, comment peut-on appeler : République, un État où cette liberté intégrale d’opinion n’existe pas ? Cette étiquette ne couvre alors qu’une caricature de république déguisant un régime théocratique ou monarchique plus ou moins odieux selon la gravité des abus cachés sous ses vocables pompeux mais vides.

Il n’est rien de tel, pour juger l’imposture d’un régime usurpant la qualité républicaine, que de voir l’étiage de la liberté qu’il laisse à l’opinion. Dans aucun cette liberté n’existe, parce qu’ils sont tous dominés par un gouvernement plus ou moins théocratique ou monarchique qui règne par la loi, c’est-à-dire la violence organisée, au nom d’une fallacieuse souveraineté du peuple (Voir plus haut). Tout comme le gouvernement d’un Moïse ou d’un Napoléon, ces gouvernements dits républicains ne peuvent tolérer sans danger pour eux-mêmes et pour les privilégiés dont ils représentent les intérêts, l’expression d’une pensée autre que la leur et susceptible d’inciter le peuple à vouloir une vraie république. La liberté d’opinion, qui serait le fondement et la sauvegarde de cette république, est considérée comme une calamité dans les républiques à l’envers, tout comme si elles avaient à leur tête ces dictateurs et ces papes qui jetaient l’anathème contre toute pensée n’émanant pas de leur « infaillibilité ». De l’aveu même de leurs bourreaux, Sacco et Vanzetti n’ont été exécutés, en Amérique, que parce qu’ils étaient anarchistes !

On a fait, contre la liberté d’opinion, les lois les plus antirépublicaines qui puissent être, les « lois scélérates » des 12 et 18 décembre 1893, 28 juillet 1894 et 31 juillet 1920, qui permettent les persécutions les plus sournoises et les condamnations les plus étendues. Lancé dans cette voie, on ne manquera pas d’en faire d’autres encore si on en voit le besoin, comme on a fait celle de 1920 vingt-six ans après les trois autres, lois de circonstances qui devaient être abrogées quelque temps après et qui sont de plus en plus férocement appliquées. Grâce à ces « lois scélérates », les garanties essentielles que donnait à l’expression de la pensée la loi sur la presse du 29 juillet 1881, sont sans effet. Ces lois permettent de faire poursuivre pour « propagande anarchiste » l’auteur de n’importe quel discours ou article de journal devant un tribunal correctionnel. « Donnez-moi deux lignes de l’écriture d’un homme, et je le ferai pendre », disent encore certains magistrats ; on leur a donné les « lois scéléra-