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tes » et ils étranglent la pensée. La loi de 1881 renvoyait les crimes ou délits d’opinion devant la cour d’assises ; mais le jury ne condamnait pas assez au gré des gouvernants qui en étaient trop souvent pour le ridicule de leurs poursuites. En correctionnelle, c’est plus sûr, les condamnations tombent automatiquement et si, par hasard, un tribunal se refuse à cette besogne servile, les juges d’appel ou de cassation l’accomplissent à sa place pour que force, sinon prestige, reste au pouvoir. D’une déclaration faite le 10 janvier 1927, à la Chambre des Députés, par M. Barthou, il résulte que, du 1er janvier 1925 au 31 juillet 1926, les « lois scélérates » ont servi à faire prononcer 535 condamnations ! La presse appelée « républicaine », honteusement domestiquée, ne proteste pas. Elle approuve même, quand elle ne les réclame pas, les condamnations de plus en plus lourdes qui s’abattent sur telle ou telle catégorie de personnes, sur tel ou tel parti politique. Il faudrait avoir la vie de Mathusalem pour payer le nombre d’années de prison accumulées sur la tête de certains. Les larbins de presse s’amusent de ces « records » ; ils les atteindront peut-être eux-mêmes, un jour, pour des chantages ou des escroqueries, mais certainement pas pour la défense d’une liberté qu’ignore leur servilité. Les condamnations sont prononcées en série. Les juges ne s’occupent pas du cas particulier de chacun. Il suffit que le dossier porte cette étiquette : « propagande anarchiste ». L’étiquette s’applique à toute opinion ou toute activité dite subversive : libertaire, communiste, syndicaliste, antimilitariste, antireligieuse, néo-malthusienne, etc… Tous ceux qui ne sont accusés sont des malfaiteurs avérés ; s’ils discutent, ils ne font que se compromettre davantage. Le ministre Constans disait : « Les anarchistes sont ceux qui m’em… ! » C’est ainsi que les « lois scélérates » sont employées contre tous ceux qui « em… » le gouvernement.

Cette répression ne suffit pas ; elle est aggravée par tous les moyens. Le « régime politique », dans les prisons, la « libération conditionnelle », ont de moins en moins de règles. Ils dépendent des caprices des maîtres du jour. On met au régime politique des condamnés de droit commun : escrocs, diffamateurs, tripoteurs d’affaires, voleurs de Bourse, qui sont bien en cour. On refuse le régime aux condamnés pour délits d’opinion dont la fierté de caractère et de principes demeure hostile à l’immoralité dirigeante. Dans les « Santé » républicaines, remplaçant les « Bastille » royales, la haute pègre des inculpés et condamnés de droit commun coule des jours agréablement sustentés et arrosés de Pommard thermidor et de Haut-Brion, en attendant un non-lieu, prélude du ruban rouge, ou une évasion rocambolesque. Mais des condamnés politiques, qui ne sont que de « vagues humanités » pensantes et révoltées, subissent toutes les rigueurs du droit commun, Un Gaonach, instituteur condamné pour ses opinions, y subit sa peine jour pour jour. La libération conditionnelle d’usage lui fut refusée sous prétexte que ses amis avaient « manqué de déférence » à l’égard d’un ministre !… Gourmelon, phtisique arrivé au dernier degré d’épuisement, mais anarchiste impénitent, est mort après deux mois et demi de prison préventive pour un crime dont il était innocent !… On applique non moins arbitrairement la « contrainte par corps », aggravant ainsi des condamnations déjà excessives. On expulse sans aucune enquête, de la même façon qu’on interne abusivement les étrangers suspects. La même fantaisie préside à des extraditions pouvant coûter la vie à leurs victimes. Pour plaire à des gouvernements voisins, satisfaire des rancunes particulières, on ignore ou on viole ce « droit d’asile » que respectèrent jadis les pires tyrans.

Mais on va plus loin encore. En violation formelle des

« lois scélérates » elles-mêmes, et ne les trouvant sans doute pas assez liberticides, on saisit et on confisque les publications suspectes. La loi n’admet que la saisie partielle, pour établir qu’il y a eu délit et motif de poursuite. Par la saisie préventive et totale, hypocrite application du principe : « il vaut mieux prévenir que guérir », on supprime le délit, on arrête la poursuite et on enlève à l’opinion toute possibilité de se répandre. C’est l’étranglement sans phrase de la pensée, la suppression pure et simple de la liberté d’opinion. On ne faisait pas mieux sous Napoléon Ier, qui se vantait de ne pas faire de procès de presse !… (Voir Presse). On arrête et on condamne non seulement des vendeurs de journaux interdits, mais aussi de journaux qui ne sont l’objet d’aucune poursuite ! On condamne des gérants pour des articles dont les auteurs n’ont jamais été poursuivis. Suivant la direction que le vent donne aux girouettes politiciennes, certains vieux articles ministériels de M. Briand, par exemple, valent la prison à qui les reproduit. Les mêmes procédés d’interdiction et de répression sont employés contre la liberté de réunion. Les pouvoirs des préfets et des maires leur permettent d’inter n’importe quelle réunion, sous prétexte d’éviter des troubles. On arrête même préventivement des manifestants « présumés », (1.500 personnes à Ivry, le 5 août 1928, 1.200 autres à Vincennes, en octobre 1928. Manifestants de Dreil (Alpes-Maritimes), le 30 octobre 1928. Féministes à Paris le 6 novembre 1928. Communistes dans toute la France le 1er août 1929, etc…). On voit ainsi, de plus en plus oppressive, la manifestation de la haine bourgeoise contre la liberté d’opinion, haine qui se traduisit pendant tout le xixe siècle par des procès de presse comme par des fusillades et qui se concrétisait dans cette formule cynique : « Silence aux pauvres ! » — « Il faut frapper à la caisse ! » déclare aujourd’hui la valetaille gorgée de sportule qui ose se dire républicaine et parler au nom de la liberté, comme la valetaille théocratique et monarchique parlait au nom de Dieu et du Roi. Tous les jours des saisies préventives et de lourdes condamnations pécuniaires ruinent de petits journaux, et des militants qui n’ont que leur cœur et leurs bras à donner à leur cause sont emprisonnés et condamnés à des amendes excessives. M. Painlevé, ministre de la guerre, a donné la formule devant la Chambre des Députés, et un avocat général à la cour de Poitiers l’a exprimée ainsi dans un réquisitoire : « L’homme que vous avez à juger n’est rien. Mais il appartient à une organisation disciplinée. C’est elle qu’il faut atteindre, et vous ne pourrez la frapper qu’en condamnant ses membres à de fortes amendes qu’elle paiera ». Quand une organisation ne paie pas, on use de la contrainte par corps contre les membres condamnés. Cette contrainte s’exerce même en faveur des particuliers, qui acceptent de faire les frais de l’emprisonnement de leurs adversaires, cela en conformité de la loi du 22 juillet 1867. On a vu, au mois d’octobre 1928, appliquer la contrainte par corps à Martin, gérant du journal Le Flambeau, à la demande de l’évêque de Séez. On a remarqué à cette occasion qu’au temps de Saint Louis, roi de France, une ordonnance interdisait l’emprisonnement pour dettes autres que celles envers le roi. Il a fallu une loi de l’Empire, demeurée en vigueur dans la république laïque, pour permettre à l’épiscope de Séez de satisfaire contre Martin la vengeance qu’un saint, qu’il fait métier de vénérer, lui aurait refusée il y a 700 ans…

— « Frappez à la caisse ! » rugissent, rageurs et baveux, les valets de plume banqueroutiers de la liberté et de l’honneur d’une presse dont ils ont fait un dépotoir. Pour ces vendus, l’expression d’une opinion indépendante est intolérable, comme pour les gouvernants. S’il est des circonstances atténuantes pour les criminels plus endurcis, il n’en est pas pour ceux qui demeurent