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Qu’est-ce donc que l’individualisme des « faiseurs de souffrance », de ceux qui font faux-bond aux espoirs qu’ils ont suscités (je ne parle pas de ceux chez lesquels causer de la souffrance et s’en réjouir est une obsession maladive, un état pathologique), sinon une pitoyable doctrine à l’usage de pauvres êtres qui hésitent et vacillent, qui redoutent de se donner, tant leur santé intérieure laisse à désirer ? Ils sont ceux qui « reprennent » ce qu’ils donnent, ceux qui voudraient la rivière sans méandres, la montagne sans escarpements, le glacier sans crevasses, l’Océan sans tempêtes. Leur individualisme refuse la bataille parce qu’il y aurait un effort à faire. Ah ! le piètre matérialisme individualiste !

Pour vivre un tel individualisme qui veut rayonner, porter, créer l’amour de la joie de vivre, il faut jouir d’une bonne santé, d’une riche, d’une robuste constitution interne. Tout le monde n’est pas apte, par exemple, à assouvir les appétits de la sensibilité qu’on a déclenchée chez autrui. Et cette santé-là ne dépend pas d’un régime thérapeutique, n’est pas œuvre d’imagination, ne s’acquiert pas dans les manuels. Pour la posséder, il faut avoir été forgé et reforgé sur l’enclume de la variété et de la diversité expérimentale ; avoir été trempé et retrempé dans le torrent des actions et réactions de l’enthousiasme pour la vie. Il faut avoir aimé la joie de vivre jusqu’à préférer disparaître plutôt que d’y renoncer.

Telles sont les lignes de développement de notre matérialisme individualiste. — E. Armand.

MATÉRIALISME HISTORIQUE. D’autres collaborateurs traitent à fond le « matérialisme historique » dans les colonnes de cette Encyclopédie (voir Marxisme). Pour ma part, je me bornerai à soumettre au lecteur quelques observations et réflexions d’ordre personnel J’espère que ces quelques notes, tout en étant rapides et brèves, alimenteront un peu sa pensée et l’aideront à situer son opinion.

1. Matérialisme ou économisme ? Tout d’abord, l’expression matérialisme historique prête à une confusion fâcheuse qu’il faudrait éliminer une fois pour toutes. D’une part, on peut comprendre ce terme dans un sens vaste, général. Dans ce cas, il signifierait ceci : les forces motrices qui se trouvent à la base de l’évolution historique des sociétés humaines, ne sont nullement mystiques ou spirituelles (Dieu, idées, volonté, etc…), mais purement et simplement matérielles (cosmique, géographiques, biologiques, physiques, chimiques, etc…). Une telle interprétation de la formule du matérialisme historique rallierait certainement les suffrages de l’écrasante majorité des anarchistes. Et ce fut précisément Kropotkine qui, en tant que naturaliste, établit et précisa cette thèse. Ce fut lui qui préconisa l’application des méthodes naturalistes à l’étude des phénomènes sociaux. Ce fut encore lui qui plaça l’élément biologique à la base de l’évolution de l’homme et de la société humaine. (A l’époque de K. Marx, la biologie, comme science, était encore à l’état rudimentaire). D’autre part, on peut entendre par « matérialisme historique » ce que Marx et ses disciples désignèrent ainsi, et notamment la thèse que voici : c’est la structure économique de la société (mode et rapports de production, lutte de classes) qui forme la base et les « forces motrices » de l’évolution humaine. Une chose est facile à constater : cette idée est beaucoup plus étroite que le terme en question par lequel on voudrait la désigner. Il serait plus exact, plus « scientifique », de présenter cette théorie non pas sous le nom de « matérialisme historique », mais sous celui d’économisme historique. (C’est ainsi que je la désignerai plus loin). De cette façon, toute confusion deviendrait impossible, et la discussion y gagnerait en clarté et en précision.

2. Monisme ou pluralisme ? La théorie marxiste de l’économisme historique mène naturellement à la discussion, même entre les partisans de la conception matérialiste de l’histoire. Car, loin de se confondre avec le matérialisme historique, elle ne découle même pas nécessairement de ce dernier. (C’est là que la confusion devient grave). En effet, il n’est nullement prouvé que les bases générales matérielles (biologiques) de l’évolution humaine signifient précisément l’économie comme facteur fondamental de cette évolution. Ce n’est pas tout. Comme on sait, la théorie de l’économisme historique est une conception monistique : elle affirme que l’économie est l’unique facteur fondamental de l’évolution humaine. Or, ce monisme historique n’est pas prouvé non plus. Au contraire, l’idée même du mouvement continuel, si chère aux marxistes avec leur « dialectique », nous mène, avec beaucoup plus de logique et de « scientifisme », à la conception pluraliste de l’histoire humaine. Personnellement, je conçois les forces motrices de cette histoire comme suit : Il n’y a pas de « facteur fondamental » parmi les forces immédiates en action. L’histoire humaine est un champ d’activité de nombreux facteurs différents, s’entre-croisant, s’entre-choquant, changeant constamment d’intensité et d’influence, bref — se trouvant en mouvement perpétuel, comme la vie elle-même. À chaque moment historique donné, c’est la résultante de ces multiples forces et facteurs qui joue un rôle prépondérant. Cette résultante se déplace constamment, elle se trouve aussi en mouvement continuel. Elle passe à proximité tantôt de tel, tantôt de tel autre facteur. De nombreux exemples historiques pourraient appuyer cette thèse au besoin.

3. Matérialisme ou idéalisme ? En admettant que la base de l’évolution humaine soit d’ordre matériel (surtout biologique), quel serait le rôle des facteurs « idéologiques » (ou psychologiques) ? S’agirait-il d’un rôle secondaire, subordonné, d’une « superstructure », d’après la terminologie de l’économisme historique ?

Ce problème mériterait une étude à part. Ici, je ne puis qu’exprimer succinctement mon opinion. La voici.

Fixons, d’abord, ce que nous entendons par « facteur idéologique ». Habituellement, on entend par là les idées, la conscience, la volonté, la morale… On oppose ces éléments à ceux d’ordre « matériel », et l’on affirme que ces derniers jouent un rôle plus important, plus fondamental que les premiers.

Pour moi, il ne s’agit pas des « idées », de la « conscience », de la « volonté », de la « morale », etc… Il s’agit d’une faculté spécifique primordiale, propre à l’homme, faculté qui finit par le séparer nettement des autres espèces du règne animal, et qui explique toute son évolution historique. Cette faculté (qu’il m’est impossible d’analyser ici de plus près) est la force créatrice de l’homme, son énergie psychique spécifique, son esprit chercheur, scrutateur, inventeur. C’est cette force que je compare avec d’autres éléments déterminants, pour savoir à quoi m’en tenir. La conclusion à laquelle j’arrive, est la suivante.

Bien entendu, la force créatrice de l’homme est d’origine biologique, donc parfaitement naturelle et « matérielle ». Par conséquent, son existence ne change rien à la base matérielle de l’évolution humaine. Sous ce rapport général, la conception matérialiste de cette évolution est la seule qui peut être admise scientifiquement. Mais d’autre part (surtout lorsqu’il s’agit du processus historique), la faculté créatrice de l’homme, s’affirmant de plus en plus, devient elle-même un facteur extrêmement important, autonome. Elle commence à engendrer de nombreux phénomènes et éléments nouveaux. De plus en plus, elle donne l’impulsion immédiate, directe à tout le processus de l’évolution humaine. Plus cette évolution avance, plus ce facteur psycholo-