Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MUF
1706

tions scandaleuses, qui attendent vainement une révision de leurs procès. Il est dans la morale ordinaire des gens grossiers et primitifs que le premier devoir d’un honnête homme est de reconnaître qu’il s’est trompé et de réparer le mal qu’il a fait. Mais le muflisme n’est pas honnête homme. Il méprise cette justice élémentaire et lui substitue la « Raison d’État » qui n’est que la raison des puissants. Violant même ses propres lois, il a érigé cette « infaillibilité » que l’Église ne reconnaît qu’au pape, pour tous les distributeurs de sa vindicte, même quand ils se rendent coupables des abus les plus flagrants. Il proclame « l’irrévocabilité de la chose jugée », pour laisser tremper dans le bouillon d’infamie où il les a plongées, ses victimes innocentes. Ses ministres bateleurs disent, avec les airs angéliques d’un Thomas d’Aquin, qui « se réjouissait des souffrances des damnés » : « La justice doit être secourue par la bonté » (M. Herriot), « toute rigueur inutile est une injure à la justice » (M. Barthou), et ils s’occupent de faire réviser les procès de… Socrate et de Baudelaire ! Quant aux milliers de malheureux contre qui la justice n’est, tous les jours, que de la haine et en qui elle est à tout instant injuriée, ils peuvent attendre puisqu’ils ne sont pas encore morts !…

Renan, par les connaissances que lui apportaient sec recherches historiques, Flaubert, plus intuitivement guidé par son sens de l’art et de la beauté, avaient observé l’évolution du muflisme. Renan avait la méfiance de la démocratie, bien qu’il la préférât à la théocratie et à l’autocratie. Il en eût été enthousiaste si elle eût fait prévoir l’avènement d’une véritable élite présidant la véritable République de tous les hommes. Mais il voyait trop la faiblesse de Caliban, du peuple grossier, primitif et naïf, en face de ses ennemis rusés et subtils, et sa facilité à tomber dans leurs pièges. Il craignait que Caliban, après s’être gardé si mal du prince Prospero, se gardât encore plus mal des phraseurs, des casuistes de robe courte, des politiciens déchaînés dans toutes les traverses de la blagologie démocratique et qu’il voyait se lever pour une ruée farouche. Il avait de sombres pressentiments, déjà trop justifiés par les évènements. N’avait-il pas vu comment Caliban, poussé à la Révolution, avait été dupé, et comment le grand mouvement de libération s’était retourné contre lui pour le replonger dans de nouvelles servitudes, avec cette aggravation ironique que plus on l’accablait, plus on lui disait qu’il était maintenant le Roi ! Pauvre roi !… Malgré tant de pensées généreuses tant de dévouements héroïques, tant de projets et d’espérances idéalistes dont elle avait embrasé le monde, la Révolution de 1789 avait avorté dans la victoire d’une classe : la bourgeoisie ; son idéalisme s’était flétri dam cette putréfaction : le muflisme.

Caliban ignore toujours trop les conditions dans lesquelles le muflisme se développa à ses dépens. Il les soupçonne seulement d’instinct ; s’il les connaissait mieux, il apprendrait à s’en défendre efficacement. Dès le Directoire, ahuri par le jeu de massacre dont la Terreur lui avait donné le spectacle, et fatigué de tant d’héroïsme inutile, il laissait étouffer la Révolution « entre les cuisses de la Cabarrus » (Michelet), et il abandonnait à la guillotine le plus noble et le plus pur de ses fils, Babeuf. Celui-ci, avant de mourir, avait dénoncé la nouvelle classe des profiteurs de 93 installée « sous le règne des catins ». Les Legendre, les Tallien, les Barras gorgés de sanglantes rapines, menaient, avec leur complices, la vie fastueuse et orgiaque du Palais-Egalité. Les « Incroyables » du « Petit Coblentz », précurseurs des camelots de M. Daudet, décervelaient les républicains sous l’œil complaisant de la police, tout en exhibant leurs éventails, leurs « oreilles de chiens », leurs gilets à dix-huit boutons et leurs femmes sans chemise vêtues de bijoux, d’or et de pier-

reries. « Le Paris riche grossissait d’heure en heure comme un ballon qu’on gonflait. » (Ilya Ehrenbourg). Pendant ce temps, Caliban n’ayant pas de pain à manger, bien qu’il travaillait quatorze et seize heures par jour, n’avait que la consolation de chanter :

« Gorgés d’or, des hommes nouveaux,
Sans peine, ni soins, ni travaux,
S’emparent de la ruche ;
Et toi, peuple laborieux,
Mange et digère, si tu peux,
Du fer comme l’autruche ».

L’ère napoléonienne, issue de cette situation, consolida celle de la tourbe des renégats révolutionnaires et des nouveaux riches. Elle créa l’aristocratie de ses maréchaux pillards de l’Europe et de ses Mme Angot, reines de la nouvelle cour, leur donna des lettres de noblesse et paya leur servilité de la Légion d’honneur, de dotations et de pensions. Elle ouvrit ainsi les plus rassurantes et souriantes perspectives pour tout ce monde qui tremblait encore au souvenir du tribunal révolutionnaire. Un Dictionnaire des Girouettes, paru en 1815, et qu’on peut appeler le premier « Gotha du muflisme », a conservé les noms et les états de services de la nouvelle aristocratie où anciens nobles et sans culottes parvenus se confondaient, associés dans la bassesse et la cupidité pour les plus honteux reniements. Ralliés à la Restauration au lendemain de Waterloo, ils furent les initiateurs, les soutiens politiques de la nouvelle bourgeoisie pour qui 1815 ouvrit en France « l’ère des intérêts matériels », et qui allait établir « le régime sans entrailles de la concurrence et de l’individualisme » (Louis Blanc).

D’abord hésitante, malgré tant de garanties, incertaine de ses forces devant la double menace d’un retour de dictature militaire ou d’un triomphe légitimiste qui pourrait lui faire rendre gorge, la bourgeoisie ne se sentit réellement solide sur ses bases qu’après 1830, quand elle put compter sur la corruption parlementaire pour obtenir ce que ne lui donnerait pas la force. 1830 fut l’ultime écho de 1789 ; les « Trois Glorieuses » turent son suprême rayon. Pour la dernière fois, les 27, 28, 29 juillet 1830, Caliban se retrouva aux côtés de la bourgeoisie, sur des barricades dont le canon était tiré par des polytechniciens avec la mitraille charriée par Gavroche. Pour la dernière fois, l’ouvrier et son propriétaire célébrèrent, inter pocula, la « chute de la tyrannie. Louis Diane a fait de cette idylle sans lendemain ce touchant tableau : « Les premiers moments du triomphe appartiennent à la joie et à la fraternité, une exaltation sans exemple faisait battre tous les cœurs. L’homme du monde abordait familièrement l’homme du peuple dont il ne craignait pas alors de presser la main. Des gens qui ne s’étaient jamais vus s’embrassaient comme d’anciens amis. Les boutiques s’ouvraient aux pauvres ce jour-là. Sur divers points, des blessés passaient portés sur des brancards, et chacun de les saluer avec attendrissement et respect. Confondues dans un même sentiment d’enthousiasme, toutes les classes semblaient avoir déposé leurs vieilles haines et, à voir la facile générosité des uns, la réserve et la discrétion des autres, on eût dit une société rompue à la pratique de la vie commune. Cela dura quelques heures. Le soir, la bourgeoisie veillait en armes à la conservation de sa propriété. » Un an et demi après, ce serait les massacres de Lyon et, en 1834, la rue Transnonain, en attendant 1848, 1851, la Semaine sanglante de 1871 et la « Guerre du Droit » de 1914. Car la bourgeoisie a ceci de particulier qui caractérise son muflisme : plus sa puissance est assise, plus elle pourrait mettre son élégance à se montrer généreuse, plus elle se fait exigeante et féroce.

En 1830, Joseph Prudhomme, dont Henri Monnier écrivit les Mémoires en 1857, jetait sa gourme roman-