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MUF
1707

tique dans le sillage des Victor Hugo et des Delacroix. Il était encore un beau jeune homme qui arborait le gilet rouge des « Jeune France » et le chapeau de cuir des « bousingots ». Il séduisait Fantine mais épousait Cosette. Werther et Chatterton lui arrachaient des larmes et il conservait quelques scrupules à se faire le greluchon des Dames aux camélias avant de monnayer leur agonie. Il n’était pas encore « maire et père de famille » (Verlaine) ; le sabre qui serait « le plus beau jour de sa vie » (H. Monnier), quand il l’aurait trempé dans le sang ouvrier, était encore au fourreau. Mais il ne tarda pas à se ranger définitivement des barricades, à faire une descente de lit de la peau de ce « lion superbe et généreux » qu’il avait été un moment, quand il eut installé au pouvoir un roi-soliveau possédant, sous un air hypocritement bonhomme, les plus solides qualités de la bourgeoisie et de son muflisme montant. Le banquier Jacques Laffitte a raconté dans ses Mémoires comment la « farce » fut jouée devant le peuple réclamant une République, avec la complicité de La Fayette qui ne voulait pas plus de la République en 1830 qu’il n’en avait voulu sous la Révolution.

« L’amour de l’argent était dans les mœurs ; la tyrannie de l’argent passait dans les institutions et la transformation de la société en devenait la décadence. Les esprits honnêtes durent avoir de tristes pressentiments, car une domination d’un genre tout nouveau allait peser sur le peuple sans le consoler en l’éblouissant. » (Louis Blanc). Déjà, la grande banque — la haute finance balzacienne – s’était solidement établie à la faveur de l’invasion de 1815. À la France saignée par la curée napoléonienne, elle avait prêté, au taux de 20 à 22 % l’argent nécessaire pour la libération du territoire. Pour se mettre à l’abri de tout retour révolutionnaire, elle organisa la corruption parlementaire. Une semaine après les journées de juillet, le 9 août 1830, la Chambre des Députés proclamait Louis Philippe « Roi des Français », sans en avoir reçu aucun mandat du peuple. Ce furent, ô ironie ! des royalistes, Chateaubriand à la Chambre des pairs, et le comte de Kergolay, qui protestèrent contre « la violation de la volonté nationale » ! On leur opposa la théorie du « consentement tacite du peuple », comme on le ferait en 1851, quand Louis Bonaparte « sortirait de la légalité pour entrer dans le droit », comme on le ferait encore en 1914 pour décréter une « mobilisation qui ne serait pas la guerre », comme on le fait constamment, chaque fois que la « Raison d’État » s’avise de bousculer la légalité et le droit réunis. Le peuple se satisfit d’avoir un « roi des Français » au lieu d’un « roi de France » et un drapeau tricolore au lieu du drapeau blanc.

La Chambre de ces députés, dont Béranger avait chansonné les « bons dîners » chez les ministres, devint sous Louis Philippe ce ventre législatif que peignit Daumier. Elle fut la représentation nationale des appétits immoraux et des digestions honteuses en dressant l’opulente rotondité de sa bedaine majoritaire contre toutes les oppositions. Elle commença, avec la loi du 9 mars 1831, par repousser le suffrage universel. Les scandales financiers se multiplièrent à la Bourse, « hospice ouvert aux capitaux sans emploi et repaire de l’agiotage » (Louis Blanc). Mais la Chambre ne faisait rien contre ces scandales ; elle comptait déjà trop de gens dont ils avaient fait la fortune. Ce fut le temps où les « loups cerviers » de la finance et de l’industrie, répandant les « pots de vin » parmi les parlementaires, établirent les grands privilèges capitalistes. Pour être favorable à M. Casimir Périer, possesseur des mines d’Anzin, on interdisait l’introduction des charbons belges en France. On maintenait des droits sur les fers parce qu’ils étaient profitables à vingt-six députés et à deux ministres associés à M. Decazes, directeurs des mines de l’Aveyron. La prime protectionniste des sucres était partagée entre six maisons, dont celle des frères Périer qui

en retirait à elle seule 900.000 francs. On livrait à des compagnies privées la propriété des chemins de fer, inaugurant ainsi le système qui a mis entre les mains d’une oligarchie capitaliste, pillarde et routinière, toutes les richesses nationales pour les exploiter contre la collectivité et reconstituer un véritable servage de la classe ouvrière. Cent vingt-deux députés-fonctionnaires touchaient des appointements pour des fonctions qu’ils ne remplissaient pas, mais ils étaient les gardiens de la majorité gouvernementale.

Le roi-citoyen et sa famille n’étaient pas en retard pour prendre leur part de cette curée. Ils avaient commencé par se faire allouer une liste civile de 20 millions et des biens immenses comme propriété privée, cela, au moment où, dans le seul XIIe arrondissement, à Paris, 24.000 personnes manquaient de pain et n’avaient que des défroques de l’armée pour se vêtir, de la paille pour se coucher. La misère physiologique était telle dans le peuple qu’en 1834, sur 10.000 conscrits, on comptait dans les départements manufacturiers 8930 infirmes ou difformes et, dans les départements agricoles, 4.029 de ces malheureux. Le nombre des enfants trouvés, qui avait été de 40.000 le 1er janvier 1784, s’élevait à 130.000 en 1834. Le Figaro, qui n’était pas encore le moniteur du muflisme aristocratique et « bien pensant », avait écrit à ce sujet : « On a autorisé dernièrement la fondation d’une vingtaine de couvents de femmes ; l’établissement des Enfants Trouvés ne désemplit pas. » La condition ouvrière était retombée au-dessous des pires époques de détresse populaire. « Le pauvre, dans les grandes villes, est un être enterré vivant et qui s’agite au fond d’un tombeau. On passe, on repasse sur sa tête sans entendre ses cris ; on le foule et on l’ignore ! » (Louis Blanc). Le choléra se mit aussi de la partie, comme au moyen âge. Ce fut le moment que choisit la cour pour présenter la loi d’apanage augmentant les revenus de la famille royale ! M. de Cormenin protesta dans un pamphlet violent contre cette loi. Des révoltes populaires éclatèrent qui furent impitoyablement réprimées (voir Révoltes ouvrières).

M. Prudhomme, qui sortait son grand sabre contre le peuple affamé, se montrait au contraire si lâche devant l’étranger qu’il s’attirait le mépris de toute l’Europe. En même temps qu’il noyait dans le sang ouvrier les promesses de fraternité nationale faites en période révolutionnaire, il abandonnait tous les projets de libération des peuples pour se faire complice de leurs bourreaux. Il laissait se perpétrer le partage de la Pologne étouffant ses derniers scrupules sous le mot cynique de son ministre Sébastiani : « L’ordre règne à Varsovie ! » Il décevait par son attitude la Belgique qui avait rêvé de se réunir à une France révolutionnaire. Il soutenait la réaction en Espagne et en Portugal. Il abandonnait l’Italie aux Autrichiens et au pape, en attendant d’envoyer à ce dernier une armée pour maintenir son pouvoir temporel. Il déployait enfin un tel zèle pour l’observation du traité de 1815 qui avait livré la Révolution française à la réaction européenne, qu’en 1836 il allait jusqu’à exiger de la Suisse l’expulsion des réfugiés politiques de la « Jeune Europe » !… Partout la bourgeoisie, qui devait son succès à la Révolution se faisait le champion de la contre-révolution. Partout elle soulevait l’indignation des peuples en s’employant à détruire cette liberté dont elle était née. Comme l’a constaté Edgar Quinet, elle obligeait la France à s’armer contre ses doctrines, à combattre contre ses convictions et ses lois ; elle tournait son épée contre elle-même et se dégradait par ses apostasies. D’instinct, la bourgeoisie allait à tout ce qui était bassesse et trahison, indifférente à tout déshonneur, insensible à toute humanité, n’ayant de volonté d’activité, d’intelligence que pour étendre la puissance de son argent et abaisser les consciences.

Elle avait trouvé les dirigeants qu’il lui fallait dans