Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ORG
1876

Mais aujourd’hui, l’échelle des valeurs dans le domaine économique est loin de correspondre à celle des intelligences et des aptitudes. La Société actuelle est fondée sur la hiérarchie autoritaire et le maintien des privilèges. La direction d’une usine ne tolère pas que les ouvriers interviennent dans l’organisation du travail ; c’est pour elle une question de prestige et de dignité. Beaucoup de chefs de service sont des individus médiocres que le hasard a placés là. Et d’ailleurs c’est grâce à des parents fortunés, ou relativement aisés, qu’ils ont pu acquérir un certain degré d’instruction et recevoir le vernis d’une éducation nécessaire à se faire valoir. C’est donc aussi le hasard de la naissance et non la valeur personnelle qui leur a valu leur situation. Pour défendre leur autorité, ils s’efforcent de marquer les distances. Plus ils sont médiocres, plus ils sont arrogants et prétentieux. Beaucoup de ceux qui sont investis d’une autorité quelconque s’imaginent perdre leur prestige, s’ils avouent une simple erreur, s’ils se reconnaissent un tort vis-à-vis d’un inférieur. Même parfois au détriment de leurs intérêts, ils renverront, ils révoqueront un subalterne pour n’avoir pas à se déjuger. Pauvre autorité que celle qui n’a pour soutien que l’autorité elle-même et le règlement ! Ce sont les faibles, les vaniteux, les imbéciles, qui ont besoin de cette autorité rigide pour défendre leur médiocrité, leur vanité et leur sottise.

Ils crient contre le « mauvais esprit ». Comment se fait-il que d’autres sachent se faire comprendre et respecter, là où les autoritaires ne rencontrent qu’hostilité entêtée ou hypocrite ? Ceux-ci remplacent la compréhension par l’obéissance, et le respect affectueux par la crainte. D’autres, enfin, brouillons et incoordonnés, incapables de jugement et de décision, n’ont aucune influence sur leurs subordonnés ; ils ne savent que créer une pétaudière autour d’eux.

Savoir diriger. Il y faut une véritable aptitude. Il y a des gens incapables de guider les autres. De même que certains savants sont de mauvais pédagogues, ou qu’un excellent pédagogue ne sait pas toujours faire des recherches originales, de même certains ingénieurs, capables de travailler utilement dans un laboratoire, sont incapables de diriger un atelier, quoiqu’il n’y ait aucune incompatibilité entre les deux fonctions.

Peut-être une science ou plutôt une technique de la direction naîtra-t-elle un jour ? Aujourd’hui, sous le régime actuel, y a-t-il possibilité d’une direction normale avec concorde et harmonie ? La question du salaire rebute les travailleurs, puisqu’elle les oblige à lutter constamment contre leur insuffisance ; un ouvrier mal payé est un mauvais ouvrier. En outre, ils se sentent tenus en état d’infériorité et considérés comme des inférieurs. La question irritante de la discipline et du règlement d’atelier avec son draconisme idiot empêche toute collaboration.

Dans la société future — et dans toute société, si on laisse les points précédents de côté — une direction devrait tenir compte de deux points importants. Et chacun, même s’il n’a pas été ouvrier d’usine, peut le constater lui-même, car ces deux points s’appliquent aussi bien à l’instruction des enfants qu’au travail des adultes.

D’abord comprendre la direction comme une indication technique et non comme une surveillance tâtillonne. Rien n’est plus agaçant que d’avoir quelqu’un derrière son dos qui surveille les gestes que l’on fait. Le chef, qui veut tout faire, qui, en dehors des directives à donner, veut en contrôler l’application dans tous les détails, fait la pire des besognes. Les subordonnés perdent toute initiative ; ils attendent pour la moindre chose d’avoir reçu des ordres ; ils n’osent plus agir seuls ; ils prennent le dégoût du travail.

Dans le régime de liberté, chacun fait sa tâche le

mieux qu’il peut, les uns par habitude bien réglée, les autres avec une conscience intelligente. Les uns et les autres ont le sentiment d’avoir accompli leur besogne sous leur propre contrôle et d’avoir agi pour le mieux ; ils y prennent la satisfaction d’eux.mêmes.

Cela ne veut pas dire que le chef technique doit indiquer à chacun sa besogne, sans plus d’explication. Il ne suffit pas de dire : « voilà votre tâche, travaillez ; le reste ne vous regarde pas. » Chacun a besoin de savoir où il va, pourquoi il fait telle ou telle chose, en quoi consiste son effort et comment il est relié à l’œuvre commune. L’homme n’est pas un automate, il a besoin d’explication. Expliquer, faire comprendre, voilà le second point. nécessaire à une bonne direction, c’est-à-dire pour qu’il y ait collaboration plutôt que subordination.

Ainsi, chacun a le sentiment de son utilité. Il a aussi le sentiment d’une certaine autonomie. Je ne parle pas des déséquilibrés, des arriérés, des anormaux, qui ne sauraient faire partie d’une équipe libre, parce qu’ils ne savent pas jouir de la liberté ; un travail libre en collaboration est impossible, par exemple, avec des alcooliques, et il y a des individus qui, sans être alcooliques, présentent le même déséquilibre d’esprit et la même absence de responsabilité. Même des fantaisistes et, qui pis est, des paresseux ne sauraient s’accommoder d’un travail régulier. L’autorité collective est quelquefois plus tyrannique que l’autorité individuelle. Si la société future n’accepte pas le parasitisme, il faudra que des organismes d’orientation professionnelle aident les individus à choisir une occupation en rapport, non seulement avec leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi avec leur caractère moral. Remarquons que le caractère se modifie avec l’âge, que les jeunes ont besoin de changement, que leur curiosité les pousse à droite et à gauche, tandis que la stabilisation se fait avec l’âge.

Avec le développement scientifique de la production, la direction technique se substitue de plus en plus à la direction personnelle d’un chef plus ou moins capable. Pour donner un exemple tout à fait élémentaire, on peut dire que la technique moderne a imposé l’exactitude, ce qui supprime un énorme gaspillage dans l’activité humaine.

Le rôle de la direction serait simplement de mettre chacun à sa place, non pas sans doute à titre définitif. Les individus, surtout les jeunes, peuvent augmenter leurs connaissances et avoir besoin de changer d’activité ou de milieu. Lorsqu’un chef a bien choisi les travailleurs d’après leurs goûts et leurs aptitudes, lorsqu’il les a vus à l’œuvre, il n’a, pour ainsi dire, plus besoin de surveillance ; il a véritablement des collaborateurs et non plus des subordonnés.

Au lieu d’un chef technique recrutant son équipe, on peut s’imaginer dans l’avenir que ce soit le conseil de l’usine qui choisisse les ingénieurs, les compétences et mette chacun à sa place ou aide chacun à se mettre au poste qui lui convient. On peut imaginer aussi que l’usine ou le service technique s’organise à peu près comme le fait une équipe de foot-ball, simple comparaison qui cependant a quelque ressemblance avec le travail en commandite pratiqué dans l’imprimerie.

La division du travail comporte encore dans la société actuelle une subordination désagréable, parce que cette société est fondée sur la hiérarchie sociale. Mais l’évolution sociale semble montrer que nous allons de plus en plus vers une diminution du respect des hiérarchies. Ne restera donc que la hiérarchie de l’intelligence et des capacités techniques, sans doute plus facile à accepter, si, dès l’enfance, tous les hommes avaient la possibilité de développer leurs capacités. Chacun, accomplissant sa besogne, a d’ailleurs son utilité propre et n’a pas à être placé sur un échelon moral d’infériorité.