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Il peut avoir d’autres moyens d’affirmer, hors de l’usine, sa personnalité soit morale, soit artistique, soit intellectuelle.

La spécialisation à outrance est une des plaies d’un machinisme perfectionné. Mais si la production s’amplifie grâce aux procédés modernes, le bénéfice qui en résulte devrait être de donner plus de loisirs aussi bien aux ingénieurs qu’aux ouvriers. Si j’étais romancier, je pourrais très bien imaginer quelqu’un dépourvu de goût pour les chiffres ou pour la technique, se contentant d’une besogne bien réglée de manœuvre, tandis que, hors de l’usine, il dirigerait un cercle musical ou une revue littéraire où participeraient certains de ses camarades occupant dans l’usine les postes les plus importants. Mais un travailleur, qui ne considérerait le temps passé à l’usine que comme une corvée sociale, pourrait aussi bien pendant ses loisirs s’intéresser au jardinage, à l’élevage, ou se livrer tout simplement à la méditation. Ce que je veux dire, c’est que la division du travail dans la production mécanique ne devrait pas comporter a priori un sentiment d’infériorité, quoique, dans une société où les aptitudes de chacun pourraient être pleinement développées, l’intelligence avec ses variétés conserverait toujours ses droits. Un homme vraiment intelligent garde le plus souvent le bénéfice de son intelligence, même hors de sa spécialité.

L’important est d’avoir le sentiment de son indépendance et que l’assujettissement aux méthodes scientifiques aux règles de l’art ou aux procédés de métier n’entraîne pour personne aucun asservissement social ou moral. Cette aspiration n’est pas contradictoire avec les règles de l’organisation générale de la production : la centralisation n’a jamais donné de bons résultats. Elle commence au moment où l’entreprise économique dépasse les limites du cerveau humain, au moment où l’organisme central ne peut plus bien se rendre compte du fonctionnement des parties, au moment où il n’y a plus de collaboration directe entre lui et les exécutants, où ceux-ci perdent leur droit de critique et sont incapables de faire comprendre leurs observations. L’organisme central s’attribue le privilège d’avoir toujours raison et de tout savoir. La collaboration est remplacée par un contrôle autoritaire ; et l’entente et l’explication par la discipline. Ces entreprises, qui, à un moment donné de leur croissance, sont apparues comme un progrès certain sur la petite entreprise, mais qui ont dépassé le stade optimum pour arriver à une extension exagérée, paraissent prospérer parce qu’elles vivent longtemps sur un monopole et sur leur supériorité financière vis-à-vis de leurs concurrents. Mais elles sont peu à peu ébranlées par les heurts et ruinées par le gaspillage. Elles sont destinées à disparaître. Seule, une organisation fédérale, qui ne serait guère possible, il est vrai, qu’avec une organisation coopérative, peut, en respectant l’autonomie des établissements associés, assurer une vue générale de la production et une entente pour une commune collaboration.

Ce que je viens de dire de l’organisation économique s’entend également de l’organisation sociale. Pour avoir une bonne administration, les hommes doivent s’administrer eux-mêmes, ou du moins être toujours à même de contrôler l’administration. Le régime démocratique suppose déjà le contrôle des administrés. Mais dans de grands États centralisés, le contrôle échappe complètement aux électeurs. Les Bureaux sont à l’abri de toute action directe et possèdent une véritable omnipotence. L’Administration forme une machine centralisée à laquelle personne ne peut toucher, sauf pour des détails, même pas un empereur comme Marc Aurèle qui doit se borner à donner l’exemple des vertus. Un coup d’état est inopérant, puisqu’il ne change pas le personnel. Seule, une révolution peut, en mettant tout à bas, permettre de reconstruire. Mais si on recons-

truit sur le même principe de centralisation, de nouveaux abus renaissent. Le seul moyen d’éviter l’Étatisme et la bureaucratie centralisée est une organisation fédérale. Que les organismes élémentaires, les communes, probablement plus grandes que les communes actuelles, se fédèrent pour leurs services d’enseignement, d’hygiène et de communications, et s’entendent avec les groupes ou syndicats, ou coopératives de production, organisés eux aussi en fédérations indépendantes, telle est, nous semble-t-il, la solution de l’avenir.



Faut-il conclure ? Il ne saurait y avoir de formule absolue pour résoudre la complexité du problème. Par exemple, l’affirmation de l’excellence de la liberté ne suffit pas à effacer le besoin de protection : protection des faibles, et des enfants en particulier, contre la brutalité ou l’égoïsme des gens sans scrupules, protection de la société contre les impulsifs dangereux (fous, alcooliques, etc.). La liberté n’est pas une entité, elle n’a pas de valeur absolue. C’est d’une part une tendance de l’être, et, d’autre part, c’est une méthode, la méthode pour accorder cette tendance avec la vie en société. Déjà il apparaît de plus que c’est la meilleure méthode dans l’éducation pour le développement intellectuel et surtout moral des enfants. Le grand mérite de Freud est d’avoir attiré l’attention sur les conséquences désastreuses de l’autorité dans l’éducation. La confiance donne l’équilibre mental. Le refoulement par la crainte déforme le caractère. L’enfant cherche inconsciemment à lutter contre sa situation d’infériorité par le mensonge, la vengeance ou l’hypocrisie. Au lieu de remettre les instables dans le droit chemin, l’éducation tyrannique fabrique des êtres anti-sociaux ou de véritables détraqués. La liberté, c’est-à-dire la confiance, est aussi la meilleure méthode dans toutes les formes d’organisation. Vraiment ce n’est pas une méthode de tout repos. Ceux qui participent au fonctionnement de l’organisation ne peuvent pas se retrancher derrière l’autorité d’en haut ou derrière un règlement intangible. Leur fonction dépend de la division du travail et d’un besoin technique, non pas d’une hiérarchie toute-puissante. Ils sont, sinon les serviteurs, du moins les collaborateurs des enfants ou du public, et non pas leurs maîtres. Ils doivent expliquer le règlement aux usagers, et il faut que ce règlement soit assez souple, pour n’être qu’une méthode de travail et qu’on puisse le modifier d’une façon intelligente dans les applications particulières. Il faut aussi que les usagers puissent se rendre compte du fonctionnement de l’organisation et de ses difficultés. La méthode de contrainte est beaucoup plus commode, mais elle ne donne qu’une fausse sécurité. Sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur l’infaillibilité des principes. Mais c’est là une hypothèse toute gratuite. Soumettre les humains aux systèmes et aux doctrines autoritaires, même aux systèmes et aux doctrines des gens s’imaginant de bonne foi avoir trouvé la solution qui doit faire le bonheur de l’humanité, c’est extrêmement dangereux, car la vie sociale est toujours plus complexe que les vues étroites et quelquefois égoïstes des dictateurs.

L’évolution sociale tend vers la liberté, c’est-à-dire vers les méthodes de liberté dans toutes les organisations. La dictature n’existe plus sous sa forme brutale que chez les peuples arriérés. La liberté est le seul régime propice aux tâtonnements des hommes, c’est-à-dire au progrès. Le conformisme est le triomphe de la médiocrité. Je viens de dire que la liberté s’impose peu à peu dans toutes les formes d’organisation. Pourtant ce qui empêche la liberté de s’épanouir, c’est la division de la société en classes et l’inégalité sociale.

En dehors de l’inégalité économique, contre laquelle