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DE GUSTAVE FLAUBERT.

102. À ALFRED LE POITTEVIN.
Croisset, septembre 1845.

J’ai grande envie de voir ton histoire de la Botte merveilleuse et ton chœur de Bacchantes, et le reste. — Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que ta muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délassement qui suivent n’en sont que plus terribles ; mais tant pis ! Mieux vaut deux verres de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu.

J’observe que je ne ris plus guère et que je ne suis plus triste. Je suis mûr. Tu parles de ma sérénité, cher vieux, et tu me l’envies. Il est vrai qu’elle peut étonner. Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté