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XXV
SOUVENIRS INTIMES

Croisset, où nous habitions, est le premier village sur les bords de la Seine en allant de Rouen au Havre. La maison, de forme longue et basse, toute blanche, pouvait avoir environ deux cents ans de date. Elle avait appartenu et servi de maison de campagne aux moines de l’abbaye de Saint-Ouen, et mon oncle se plaisait à penser que l’abbé Prévost y avait composé Manon Lescaut[1]. Dans la cour intérieure, où existaient encore les toits pointus et les fenêtres à guillotine du XVIIe siècle, la construction était intéressante, mais la façade laide. Elle avait subi au commencement du siècle une de ces réparations de mauvais goût comme en ont tant produit le premier empire et le règne de Louis-Philippe. Sur le dessus des portes d’entrée, il y avait, en manière de bas-reliefs, de vilains moulages, d’après les Saisons de Bouchardon, et le chambranle de la cheminée du salon représentait à ses deux angles deux momies en marbre blanc, souvenir de la campagne d’Égypte.

Les pièces étaient peu nombreuses, mais assez vastes. La grande salle à manger qui occupait, au rez-de-chaussée, le centre de la maison, s’ouvrait sur le jardin par une porte vitrée flanquée de deux fenêtres en pleine vue de la rivière. Elle était agréable et gaie.

Au premier, à droite, un long corridor desservant les chambres ; à gauche, le cabinet de travail de mon oncle. C’était une large pièce, trop basse de plafond, mais très éclairée au moyen de ses cinq fenêtres dont trois donnaient sur la partie du jardin s’étendant en longueur et deux sur le devant de la maison. On avait une jolie vue sur les gazons, les plates-bandes de fleurs et les arbres de la longue terrasse ; la Seine apparaissait encadrée dans les feuillages d’un tulipier splendide.

  1. On sait que l’abbé Prévost passa plusieurs années chez les moines de l’abbaye de Saint-Ouen.