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CORRESPONDANCE

peries bourrées de coton et des figures plates comme des enseignes, on les appellerait idéalistes, spiritualistes. Ah oui ! c’est vrai : il néglige la forme, dirait-on ; mais c’est un penseur ! Et les bourgeois, là-dessus, de se récrier et de se forcer à admirer ce qui les ennuie. Il est facile, avec un jargon convenu, avec deux ou trois idées qui sont de cours, de se faire passer pour un écrivain socialiste, humanitaire, rénovateur et précurseur de cet avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous. C’est là la manie actuelle ; on rougit de son métier. Faire tout bonnement des vers, écrire un roman, creuser du marbre, ah ! fi donc ! C’était bon autrefois, quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la muse devient le piédestal de mille convoitises. Ô pauvre Olympe ! ils seraient capables de faire sur ton sommet un plant de pommes de terre ! Et s’il n’y avait que les médiocres qui s’en mêlassent, on les laisserait faire. Mais la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition. Les forts aussi, les grands, se sont dit à leur tour : pourquoi mon jour n’est-il pas venu déjà ? Pourquoi ne pas agiter à chaque heure cette foule, au lieu de la faire rêver plus tard ? Et alors ils sont montés à la tribune ; ils sont entrés dans un journal, et les voilà appuyant de leur nom immortel des théories éphémères.