Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
331
DE GUSTAVE FLAUBERT.

pour divers arrangements de notre logement d’hiver et je voulais t’écrire ce soir tout à mon aise une lettre que j’aurais mise à la poste avant 11 heures, pour qu’elle t’arrivât le soir. Mais je n’irai pas demain. Tous ces dérangements m’assomment. Aussi je me dépêche bien vite de t’envoyer quelques bons baisers pendant que le domestique s’apprête. Merci de l’envoi de ce matin. J’attendais le facteur sur le quai, sans en avoir l’air, et tout en fumant. Ce bon facteur ! Je lui fais donner à la cuisine un verre de vin pour le rafraîchir ; il aime beaucoup la maison et est très exact. Hier il ne m’a rien apporté ; il n’a rien eu ! Tu m’envoies tout ce que tu peux trouver pour flatter mon amour ; tu me jettes, à moi, tous les hommages que tu reçois. J’ai lu la lettre de Platon avec toute l’intensité dont mon intelligence est susceptible ; j’y ai vu beau-coup, énormément. Le fond du cœur de cet homme-là, quoi qu’il fasse pour le montrer calme, est froid et vide ; sa vie est triste et rien n’y rayonne, j’en suis sûr. Mais il t’a beaucoup aimée et il t’aime encore d’un amour profond et solitaire ; cela lui durera longtemps. Sa lettre m’a fait mal ; j’ai découvert jusqu’au fond l’intérieur de cette existence blafarde, remplie de travaux conçus sans enthousiasme et exécutés avec un entêtement enragé qui, seul, le soutient. Ton amour y jetait un peu de joie, il s’y cramponnait avec l’appétit que les vieillards ont pour la vie. Tu étais sa dernière passion et la seule chose qui le consolât de lui-même. Il est, je crois, jaloux de Béranger ; la vie et la gloire de cet homme ne doivent pas lui plaire. Le philosophe, d’ordinaire, est une espèce d’être bâtard entre le savant et le poète, et qui porte envie