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CORRESPONDANCE

à l’un et à l’autre. La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang ; c’est très curieux et très amusant. J’y ai travaillé avec assez d’ardeur pendant deux ans, mais c’est un temps perdu que je regrette. Tu dis un mot bien vrai : « l’amour est une grande comédie et la vie aussi, quand on n’y est pas acteur » ; seulement je n’admets pas que ça fasse rire. Il y a à peu près dix-huit mois, j’ai fait cette expérience sur nature vivante, c’est-à-dire que l’expérience s’est trouvée faite d’elle-même ; c’est moi qui n’ai pas voulu la voir complète. Je fréquentais une maison où il y avait une jeune fille charmante, admirablement belle, d’une beauté toute chrétienne et presque gothique, si je puis dire. Elle avait un esprit naïf, facile à l’émotion ; elle pleurait et riait tour à tour, comme il fait tour à tour pluie et soleil. J’agitais au gré de ma parole tout ce beau cœur où il n’y avait rien que de pur. Je la vois encore couchée sur son oreiller rose et me regardant, quand je lisais, avec ses grands yeux bleus. Un jour, nous étions seuls, assis sur un canapé ; elle me prit la main, me passa ses doigts dans les miens ; je me laissais faire sans penser à rien du tout, car je suis très innocent la plupart du temps, et elle me regarda avec un regard… qui me fait froid encore. La mère entra là-dessus, elle comprit tout et sourit en songeant à la consommation du gendre. Je n’oublierai pas ce sourire ; c’est ce que j’ai vu de plus sublime. Il était composé d’indulgence bénigne et de canaillerie supérieure. Je suis sûr que la pauvre fille s’était laissée aller à un mouvement de tendresse invincible, à une de ces fadeurs de l’âme où il semble que tout ce qu’on a en vous se