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XLIV
SOUVENIRS INTIMES

ensemble le long de la Seine me le feraient croire : nous avions visité une de mes amies que nous avions trouvée au milieu d’enfants charmants. « Ils sont dans le vrai », me dit-il, en faisant allusion à cet intérieur de famille honnête et bon. « Oui », se répétait-il à lui-même gravement. Je ne troublai point ses pensées et restai silencieuse à ses côtés. Cette promenade fut une de nos dernières.

La mort le prit en pleine santé. La veille, sa lettre était tout épanouie et renfermait la joie de voir se confirmer une conjecture qu’il avait faite relativement à une plante. Il m’écrivait ces lignes intéressantes sur son travail dont il ne lui restait plus que quelques pages à terminer : « J’avais raison ! Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des Plantes, et j’avais raison, parce que l’esthétique est le vrai et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas, la réalité ne se plie point à l’idéal, mais le confirme. Il m’a fallu pour Bouvard et Pécuchet trois voyages en des régions diverses, avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l’action. Ah ! ah ! je triomphe ! ça, c’est un succès ! et qui me flatte ! »

Il se disposait à partir pour Paris où il venait me rejoindre. C’était la veille de son départ, il sortit du bain, monta dans son cabinet ; la cuisinière allait lui servir son déjeuner, quand elle s’entendit appeler. Elle accourut ; déjà ses poings crispés ne pouvaient ouvrir un flacon de sels qu’il tenait dans la main. Il articulait des paroles inintelligibles dans lesquelles cependant elle distingua : « Eylau… allez… chercher… avenue… je la connais. »

Une lettre de moi reçue le matin lui apprenait que Victor Hugo allait s’installer avenue d’Eylau ; c’était sans doute une réminiscence de cette nouvelle et aussi comme un appel de secours ; il songeait à son voisin et ami le docteur Fortin.