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CORRESPONDANCE

de la Chine ? Quand tout sera mort, avec des brins de moelle de sureau et des débris de pot de chambre, l’imagination rebâtira des mondes.

Je suis bien curieux de le voir, ce brave conte chinois. Ce voyage-là me consolera des tristesses du retour. Je peux te dire une chose fortifiante et qui a le mérite d’être sincère, c’est que, comme nature, tu peux marcher hardiment. Tout ce que je vois ici, je le retrouve. (Il n’y a que les villes, les hommes, usages, costumes, ustensiles, choses de l’humanité enfin, dont je n’avais pas le détail net.) Je ne m’étais pas trompé. Pauvres diables, que ceux qui ont des désillusions. Il y a des paysages où j’ai déjà passé, c’est certain. Retiens donc ceci pour ta gouverne, c’est le résultat d’une expérience faite exactement qui ne se dément point depuis dix mois : c’est que nous sommes trop avancés en fait d’Art pour nous tromper sur la nature. Ainsi, marche.

Tu me demandes pourquoi tu es fidèle à ta Dulcinée. L’explication est facile : parce que tu ne l’étais pas aux autres. Mais pourquoi à celle-là plus qu’aux autres ? C’est que celle-là est venue à l’époque où tu devais l’être. L’amour est un besoin ; qu’on l’épanche dans un vase d’or ou dans un plat d’argile, il faut que ça sorte. Le hasard seul nous procure les récipients. Dieu ! les belles femmes qu’il y avait à Nazareth ! des bougresses à la fontaine, avec des vases sur la tête. Dans leur robe serrée aux hanches par des ceintures, elles ont des mouvements bibliques. Ça marche royalement. Le vent lève le bas de leur vêtement de couleur rayé à larges bandes. Elles ont la tête entourée d’un cercle de piastres d’or ou d’argent.