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DE GUSTAVE FLAUBERT.

pas, et ne m’oubliez pas complètement, car moi je pense à vous souvent, tous les jours, et j’avoue, sans fierté, que je souffre à l’idée que dans ton cœur tu m’accuses. Pourquoi n’avez-vous pas pris les choses comme elles devaient être prises, et l’homme, et le milieu où il se trouvait, et toutes les exigences de sa vie ? Mais je ne veux pas vous faire de reproches. Étiez-vous libre d’aimer autrement ? Est-ce qu’on est ce qu’on veut ? Avons-nous seulement la certitude de nos désirs et de nos répulsions ? À qui n’est-il pas arrivé de douter de son affection la plus profonde et de se demander s’il ne prenait pas le change ?

Vous avez cru, par exemple, qu’intentionnellement je faisais tout ce que je pouvais pour me détacher de vous et que ma tête exigeait la dépossession de mon cœur. Eh bien non ! mille fois non ! Que n’aurais-je pas donné, au contraire, pour en avoir un à la hauteur du vôtre ! Je me suis montré ce que je suis, j’ai paru brutal parce que j’ai été franc, et dur parce que je n’ai pas été hypocrite.

Si je vous revois (si vous pensez que cela soit sans danger pour vous), ce ne sera pas un autre homme, mais le même avec ce qu’il avait de bon et de mauvais. Si, au contraire, cette lettre reste encore sans réponse ce sera donc un adieu, un long adieu comme si l’un était parti pour les Indes et l’autre pour l’Amérique, sur deux continents distincts ; vous avec beaucoup de choses, moi avec presque rien. Nous penserons sans doute l’un à l’autre et nous nous enverrons dans l’âme des souhaits muets et des tendresses secrètes, et puis ça passera et nous ensuite. Mais, quand vous aurez