Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
DE GUSTAVE FLAUBERT.

tranquillité et de votre avenir. Soyez-en sûre ! ne souffrez pas pour les autres. Allez ! c’est une folie. Nous avons tous notre croix. Portons-la le plus noblement possible et le plus légèrement. Toute la vertu est là. Ce conseil d’égoïste a sa raison en ceci : à savoir que les autres sont rarement dignes de nous. Les gens d’une certaine nature n’ont point la sotte prétention de n’être jamais dupes, je le sais. On fait le bien par respect pour soi-même encore plus que par amour des autres. « Tant pis pour eux », se dit-on et la conscience, plus fière, respire plus à l’aise. Mais il y a loin de là à une véritable immolation quotidienne, à un sacrifice permanent. Permettez-moi encore une simple question que vous vous poserez à vous-même : n’y a-t-il pas dans ce dévouement un peu de faiblesse, de laisser-aller (comme disent les bourgeoises), de découragement enfin ? Vous n’êtes pas une bourgeoise, vous, et moi qui crois tant aux races, je trouve la cause de cette grandeur nonchalante dans votre sang patricien. Vous pratiquez la vertu la plus rare du siècle, celle qui est la plus antipathique à son génie : l’hospitalité ! Vous avez encore une maison (dans toute la rigueur du sens moral), tandis qu’on n’a plus que des logements.

Je ne vous ai jamais parlé de ma vie matérielle à moi, et comme vous ne m’adressez nulle question à cet égard, je vous soupçonne d’y mettre de la délicatesse ; mais confiance oblige.

Je vis avec ma mère et avec une nièce (la fille d’une sœur, morte à vingt ans) dont je fais l’éducation. Quant à l’argent, j’en ai ce qu’il faut pour vivre à peu près, car j’ai de grands goûts de dé-