Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/404

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nait debout m’a engagée à manger. Il m’a versé tout de suite un grand verre de vin ; la tête me tournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : — » Non, mademoiselle, c’est défendu. « Et il m’a quittée. La table était couverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’a semblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre, je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier —, c’étaient des images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré. » Elle baissa la tête, et demeura pensive.

Les feuilles autour d’eux susurraient, dans un fouillis d’herbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon ; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu’on ne voyait plus.

Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle, fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit la main.

— « Comme tu as souffert, pauvre chérie ! »

— « Oui », dit-elle « plus que tu ne crois… Jusqu’à vouloir en finir ; on m’a repêchée. »

— « Comment ? »

— « Ah ! n’y pensons plus !… Je t’aime, je suis heureuse ! embrasse-moi. »

Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.

Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Par quels degrés avait-elle pu sortir de la misère ? À quel amant devait-elle son éducation Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’au jour où il était venu chez elle pour la première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement, comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.