Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/450

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un homme médiocre qu’elle avait prodigieusement servi, elle désirait quelqu’un de fort pour le conduire ? Rien d’impossible maintenant ! Il se sentait capable de faire deux cents lieues à cheval, de travailler pendant plusieurs nuits de suite, sans fatigue son cœur débordait d’orgueil.

Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d’un vieux paletot marchait la tête basse, et avec un tel air d’accablement, que Frédéric se retourna, pour le voir. L’autre releva sa figure. C’était Deslauriers. Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.

— « Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’est toi ! »

Et il l’entraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup de questions à la fois.

L’ex-commissaire de Ledru-Rollin conta, d’abord, les tourments qu’il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurs et le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré des coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après juin, on l’avait destitué brutalement. Il s’était jeté dans un complot, celui des armes saisies à Troyes. On l’avait relâché, faute de preuves. Puis le comité d’action l’avait envoyé à Londres, où il s’était flanqué des gifles avec ses frères, au milieu d’un banquet. De retour à Paris…

— « Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ? »

— « Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas reparaître en vaincu. »

Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on l’avait repoussé ; on se méfiait de lui —, et il avait vendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.

— « Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avec Sénécal ! »

Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air très ému par cette nouvelle.