Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/451

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— « Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ? » Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :

— « Tout le monde n’a pas ta chance ! »

— « Excuse-moi », dit Frédéric, sans remarquer l’allusion, « mais je dîne en ville. On va le faire à manger ; commande ce que tu voudras ! Prends même mon lit. » Devant une cordialité si complète, l’amertume de Deslauriers disparut.

— « Ton lit ? Mais… ça te gênerait ! »

— « Eh non ! J’en ai d’autres ! »

— « Ah ! très bien », reprit l’avocat, en riant. « Où dînes-tu donc ? »

— « Chez Mme Dambreuse. »

— « Est-ce que… par hasard… ce serait… ? »

— « Tu es trop curieux », dit Frédéric avec un sourire, qui confirmait cette supposition.

Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

— « C’est comme ça ! et il ne faut pas désespérer, vieux défenseur du peuple ! »

— « Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent ! »

L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.

— « D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout : à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même