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qui voltigent comme des moucherons, des corps de femme ayant à la place du visage une fleur de lotus épanouie, et des carcasses gigantesques faisant crier leurs articulations blanches, et des végétaux dont la sève sous l’écorce palpite comme du sang, des minéraux dont les facettes vous regardent comme des yeux, des polypes s’accrochant par leur bras, contractant leurs gaines, ouvrant leurs pores, se gonflant, se développant, s’avançant.


Et ceux qui ont passé reviennent, ceux qui ne sont pas venus arrivent. Il en tombe du ciel, il en sort de terre, il en dégringole des rochers. Les Cynocéphales aboient, les Sciapodes se couchent, les Blemmyes travaillent, les Pygmées disputent, les Astomi sanglotent, la Licorne hennit, le Martichoras rugit, le Griffon piaffe, le Basilic siffle, le Phénix vole, le Sadhuzag pousse des sons, le Catoblepas soupire, la Chimère crie, le Sphinx gronde. — Les bêtes marines se mettent à palpiter des nageoires, les reptiles à souffler leur venin, les crapauds à sautiller, les moucherons à bourdonner ; — les dents claquent, les ailes vibrent, les poitrines se bombent, les griffes s’allongent, les chairs clapotent. Il y en a qui accouchent, d’autres copulent, ou, d’une seule bouchée, s’entredévorent : — tassés, pressés, étouffant par leur nombre, se multipliant à leur contact, ils grimpent les uns sur les autres. Et cela monte en pyramides, faisant un tas complexe de corps divers, dont chacun s’agite de son mouvement propre, tandis que l’ensemble oscille, bruit et reluit à trayers une atmosphère que rayent la grêle, la neige, la pluie, la foudre, où passent des tourbillons

de sable, des trombes de vent, des nuages de fumée, et qu’éclairent à la fois des lueurs de lune, des rayons de soleil, des crépuscules verdâtres.

Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. Mon âme déborde par-dessus moi ! Je voudrais m’élancer, m’enfuir au dehors. Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre.