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VOYAGE EN FAMILLE.

homme. — Quelques plantes rares. Je n’avais pas vu alors l’isola Madre ni le jardin du général Serbelloni.

Figure commune et canaille d’un jeune Spinola auquel le jardinier (veste peau de tigre) a parlé.

Théâtre en plein vent. — L’Aqua sola, promenade, allées vertes, haies de rosiers, musique. — Femme que j’y ai vue la première fois, battant la mesure avec sa tête, nez effilé, teint pâle, coiffée en cheveux, voile blanc bordé de noir, du reste en deuil, grands yeux bleus, profil à l’Esmeralda ; d’ensemble, quelque chose de riant (quoique ce ne doit pas être son expression habituelle) et d’élégant ; ses paupières s’ouvraient et se fermaient. Je crois que c’est la plus belle femme que j’aie vue, je m’abreuvais à la contempler comme on boit à pleine poitrine d’un vin dont le goût est exquis. Il fallait qu’elle fût belle, car au premier abord j’ai rougi d’étonnement et j’ai eu peur d’en devenir amoureux. Revenant là quelques jours après et tâchant de la retrouver, à la même place j’ai vu une autre femme, chapeau blanc, bouche et menton avancés, lèvre bleuâtre, nez accusé, une allure brisée, molle, à ressorts cachés, à hurlements et à morsures. Si elle n’avait pas été à Paris, elle l’avait deviné. Mais la maîtresse des Fiescini ! petite, grosse, très grasse, tout en noir, mains fines, bonne odeur, peau blanche et propre, cheveux châtain brun, une raie de côté, sur le côté gauche, front large, deux rides sur son cou, dents blanches et bouche dessinée, mélange de bonté et de sensualité douce. Quel dommage de n’avoir pu lui dire un mot ! En revanche je l’ai regardée, regardée, regardée. Sans rien affirmer, elle m’a peut-être rendu la pa-