Page:Flaubert - Théâtre éd. Conard.djvu/517

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et pour lire ta pièce, je me suis mise dans la peau de tous. Tu aurais eu un succès, j’aurais été contente du succès, mais pas de la pièce. Certes, elle a, au point de vue de la façon, le talent qui ne peut pas ne pas y être ; mais c’est de la belle bâtisse employée à faire une maison qui ne pose pas sur le terrain où tu la mets, l’architecte s’est trompé de place ; le sujet est possible en charge, M. Prud’homme, ou en tragique, Richard d’Arlington ; tu le fais exact, l’art du théâtre disparaît. C’est cela qui est de la photographie, n’en fait pas qui veut dans la perfection, mais ce n’est plus de l’art. Et toi, si artiste ! Recommençons et fons mieux, comme dit le paysan.

Je fais une pièce en ce moment et je la trouve excellente ; elle ne sera pas plus tôt devant le quinquet de la répétition qu’elle me paraîtra détestable, et il y a autant de chances pour sa valeur que pour sa nullité. On ne sait jamais soi-même ce qu’on fait et ce qu’on vaut, nos meilleurs amis ne le savent pas non plus ; empoignés à la lecture, ils sont désempoignés à la représentation. Ils ne trahissent pas pour cela, ils sont surpris par un effet nouveau, ils veulent applaudir et leurs mains retombent ; l’électricité n’est plus, l’auteur s’est trompé, eux aussi. Qu’est-ce que ça fait ? quand l’auteur est un artiste, et un artiste comme toi, il éprouve le désir de recommencer et il s’éclaire de son expérience. J’aimerais mieux te voir recommencer tout de suite que de te voir fourré dans tes deux bons hommes ; je crains, d’après ce que tu m’as dit du sujet, que ce soit encore du trop vrai, du trop bien observé et du trop bien rendu. Tu as ces qualités-là au premier chef, et tu en as d’autres, des facultés d’intuition, de grande vision, de vraie puissance, qui sont bien autrement supérieures. Tu as, je le remarque, travaillé tantôt avec les unes, tantôt avec les autres, étonnant le public par ce contraste extraordinaire ; il s’agirait de mêler le réel et le poétique, le vrai et le fictif. Est-ce que l’art complet n’est pas le mélange de ces deux ordres de manifestation ? Tu as deux publics, un pour Madame Bovary, un pour Salammbô, mets-les donc ensemble dans une salle et force-les à être contents l’un et l’autre.

Bonsoir, mon troubadour, je t’aime et je t’embrasse ; nous t’embrassons tous.

G. Sand.

Puis chacun, ressentant le profond découragement de Flaubert, le consola de son mieux :

14 mars.

Je félicite le théâtre qui a l’insigne honneur de jouer votre première œuvre dramatique et je vous envoie, mon cher confrère, mon applaudissement cordial.

Victor Hugo.