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Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 10 juillet 1920.djvu/12

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n’a recueilli le bénéfice du trésor d’amour accumulé en nous ?

— Alors même qu’il y a du travail pressé, ajouta-t-elle, on sent bien que le bruit de la foule veut qu’on fasse comme les autres. La foule, c’est comme le vide qui vous attire. Il semble qu’il ferait si bon de s’y laisser tomber…

Elle a dit ces mots avec tant de douceur, il y a tant de détresse dans cette créature, née, comme nous tous, pour l’orgueil de vivre, et qu’un destin inexorable enferme dans une captivité étroite et condamnée qu’Aloys n’a pu rien répondre. Mais dans un élan de protection, son bras s’est approché d’elle, et voici qu’elle y appuie le sien avec une sorte de tendre insistance et qu’ils partent ensemble en pèlerinage de joie.

— Allons n’importe où, dit-elle, la Fête est partout.

Et comme ils traversent de nouveau le fleuve, elle le contraint de s’arrêter un instant. La fuite lente de la grappe dorée est comme l’appel de la sirène qui entraîne le voyageur vers l’espace enchanté :

— Voyez !… L’eau elle-même est en fête ! Elle a mis sa robe claire.

Et lui, machinalement, il pousse plus loin l’image qui lui est suggérée :

— On la voit tout comme si elle était nue…

— C’est la Fête ! conclut-elle avec un empressement voluptueux. Elle marche à côté d’Aloys. Son pas est, comme son regard, solide et franc, et, comme son rire, il sonne clair sur le pavé. Aloys sent la petite main qui s’appuie un peu contre son bras. Et il en sort une source de chaleur et de fierté qui se répand en lui délicieusement.

Ici, dans la rue, la foule est particulièrement dense. Une masse compacte de gens dressés devant une porte fermée attendent, et soudain, la porte s’ouvre avec fracas, et la foule se précipite en un mouvement d’impatience frémissante. C’est une salle de spectacle. Aloys désigne du doigt à sa compagne l’affiche de couleur claire qui annonce un spectacle affriolant. N’entreront-ils pas ? Mais la petite main serre plus vivement le bras d’Aloys, et elle l’entraîne au loin.

— Non, non ! Je veux que cette journée soit toute pour moi. C’est mon tour !

Ils vont. Les rues succèdent aux rues. Partout des drapeaux flottent et partout flotte la grande rumeur de la foule. Parfois, ils s’arrêtent pour considérer avec une sorte d’indulgence souriante la brusque fantaisie d’un ivrogne ou le passage turbulent d’une chaîne de jeunes gens et de jeunes filles. Parfois, ils regardent les couples qui, dans la poussière, au centre d’un carrefour, dansent sur la musique d’un aigre orchestre où il y a une flûte, un clairon et un violon. Puis, tout à coup, ils se trouvent devant une rue qui s’élève en pente raide à perte de vue, et qui semble plus étroite et plus maussade que toutes celles qu’ils ont vues. Ici, aucun souffle n’agite les rares drapeaux qui pendent aux fenêtres chassieuses des maisons. Et le soleil ne pénètre jamais que sur le pavé humide et gras.

Elle lui dit :

— L’homme a une existence à lui. Il en peut faire ce qu’il veut. Il est un être. La femme n’est que la moitié de quelque chose.

Et elle dit encore :

— C’est là !

La maison est une vieille masure sordide dont les six étages portent les traces de longs suintements d’eaux noires et rousses. Des enfants font rouler des billes dans le ruisseau puant. D’autres obstruent l’entrée. À ce moment, deux femmes sortent qui portent de lourds paquets. Pour elles, il n’y aura pas eu de Fête. Elles ont reconnu la compagne d’Aloys. Elles ne témoignent aucune surprise de la voir appuyée doucement sur le bras de son ami, mais elles saluent le couple d’un sourire consenti, car le cœur de la femme comprend aisément le surnaturel et l’inexplicable.

Ils montent, longtemps. L’escalier est mal éclairé. L’odeur en est suspecte. Parfois, le pied y heurte quelque chose d’insolite dont le contact donne un frisson. Enfin, au sommet de l’escalier, elle ouvre soudain une porte. Un peu de lumière se répand sur eux. C’est sa chambre. Pour entrer, il faut passer par-dessus le lit qui est installé en travers de la porte. Mais une fois le lit franchi, il y a de la place pour deux. Elle a offert à Aloys la chaise unique. Elle s’assied familièrement en face de lui sur la petite table et d’en haut son regard plonge dans les yeux d’Aloys avec une expression d’indicible ravissement.

Aloys regarde une fois encore autour de lui. L’intérieur misérable de la petite chambre est aussi irréprochablement propre que le comporte la nature des choses. Mais quelle détresse ! Et comme la solitude est étroite dans cette chambre minuscule, où on se sent comme en exil, infiniment loin des êtres et des choses.

— Ce n’est pas immense, chez moi, n’est-ce pas ?

Non ! Ce n’est pas immense. Mais a-t-elle besoin de plus d’espace celle qui tient si peu de place dans la vie du monde ?

Elle rit de ses deux grands yeux bleus franchement ouverts. La fête est dans son cœur. Elle est dans sa tête. Elle est dans le frémissement de ce petit être vif et timide. Elle s’est donnée une journée entière à adorer celui qu’elle a élu. Et c’est pour ce sacrifice unique, qui n’a pas eu de précédent, qui n’aura pas de lendemain, qu’elle est là, en face d’Aloys, toute tremblante de la révélation attendue, toute délivrée de l’idée qu’elle ne s’appartiendra plus et qu’elle sera bientôt, comme un objet docile, sous une volonté dévoratrice.

— Comment vous appelle-t-on ? demande-t-elle.

Mais comme il va répondre, elle dit :

— Non ! laissez-moi deviner. Ce sera si amusant !