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Page:Floréal (Journal hebdomadaire) du 10 juillet 1920.djvu/14

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UNE PAGE DE MAURICE ROSTAND
SUR JEAN JAURÈS

Nous recevons, à l’instant même, le beau roman de Maurice Rostand Le Cercueil de Cristal, qui est destiné à produire une forte impression et dont on parlera certainement beaucoup. L’auteur a bien voulu nous l’envoyer avant qu’il ne soit lancé dans le public. Nous sommes très sensibles à cette attention et nous ne résistons pas au plaisir de publier les extraits suivants sur Jean Jaurès. Ils forment une page magnifique.

M. Maurice Rostand doit aussi apporter sa précieuse collaboration au numéro spécial que nous consacrerons le 31 juillet, à la mémoire du Grand Disparu.

Tout peut mourir, Jaurès est mort…

Je rentrais un peu précipitamment rue de Babylone, je désirais revoir mon père.

Je savais qu’il ne partageait presque aucune des idées du prophète disparu. Mais il l’avait rencontré, il l’avait vu.

Ils avaient été, dans la nuit de la pensée humaine, deux bateaux qui se frôlent un instant, et qui se font des signes puisqu’ils ne doivent plus se revoir.

Je savais qu’il appréciait la hauteur de cette âme sans concession, le déluge généreux de la parole, le grand saphir intelligent du regard. Un soir, chez Jérôme Fortier, le fils du célèbre chimiste, devant une cheminée d’hiver, au milieu de tous ces objets d’Extrême-Orient qui peuplent son appartement de laques et de lointains, de Chinois dorés et d’espace, longtemps ils avaient discuté ensemble ! Toutes les grandes, toutes les lumineuses utopies de leurs âmes de croyants, avaient battu des ailes dans l’air de chez Jérôme Fortier, dans cet air qu’à force d’avoir voyagé, il semble avoir rapporté d’ailleurs.

Puis ils étaiant partis ensemble, mon père et Jaurès, dans la nuit de Paris, cette nuit limpide comme le regard de celui qui était mort.

Mon père avait renvoyé la voiture qui l’attendait et ils étaient revenus à pied, s’attardant comme de sublimes collégiens dans une école buissonnière et nocturne. Mon père m’avait raconté tout cela, le silence de la rue à peine dérangé par leur double pas, la ville éteinte et ignorante qui ne savait pas, qui ne saurait jamais, dans sa froide insensibilité de pierre, quels voyageurs avaient, cette nuit-là, fait le tour de ses murs.

Puis, soudain, Jaurès avait dit des vers. Il les adorait, en effet, et sa mémoire, cette chose à la fois si étendue et si minutieuse, ce jardin profond comme un désert, en était toute bruissante. Là, au milieu de l’obscurité, dans le repos quotidien de tout, à cette minute où ne parlent plus dans Paris que quelques amants égarés, Jaurès, au bras de mon père, avait dit des vers, tous ceux qu’il savait, quelques centaines parmi les milliers qui bourdonnaient en lui, tels des abeilles captives et qui, à tout heure, chaque fois qu’il parlait, communiquaient à son éloquence un miel involontaire de lyrisme !

Et ainsi, dans la nuit lucide, les adversaires spirituels dont les seules armes ne seraient jamais baignées que d’intelligence, s’étaient définitivement sentis réconciliés par cette présence émouvante de la beauté dont chacun portait un double dans son cœur !

Ce soir aussi, la nuit était tout à fait tombée quand je fis arrêter la voiture devant le petit parc. Le concierge me vit à peine entrer…

J’éprouvais un désir infini de me retrouver face à face avec moi-même, dans une confrontation silencieuse. Pourquoi cette mort m’avait-elle impressionné si étrangement ? Pourquoi m’avait-elle semblé un désastre personnel ?…

Jaurès, regard étoilé posé sur le monde, vieux Moïse qui frappa le rocher de la dureté humaine pour en faire jaillir un ruisseau de tendresse, toi devant qui peut-être la mer Rouge eût séché ses vagues de sang, me pardonneras-tu jamais, maître de toutes les idées généreuses, d’avoir puisé dans la douleur de ta suppression comme une sorte de terrible espérance ? Me pardonneras-tu, moi qui désespère, d’avoir cru retrouver un instant de l’espoir, dans les larmes que je versais sur toi ?

Ce n’était pas tes idées que je pleurais, promeneur solitaire de la nuit, ni sur ton rêve d’une humanité meilleure ? Les paradoxes généreux qui s’élèvent de l’âme des révolutions comme des fumées d’espérance, ont moins envahi mon âme que le doux nihilisme de Renan, tintant au fond des cloches d’Ys ! Je suis, je resterai toujours, un de ceux pour qui les plus beaux espoirs de l’avenir moins inhumain semblent des remèdes inutiles, puisque la guérison n’aboutit jamais qu’à la mort !

Tu croyais que le malheur ne venait que des hommes et que, de ta main secourable, tu pourrais écarter tout le mal : tu croyais que, lorsqu’on aurait redressé quelques torts, réparé quelques injustices, délivré quelques innocents, l’existence serait possible… Dors en paix, dans ta gloire heureuse, toi qui n’as jamais douté de la vie !

Non, ce n’est pas tes idées que je pleurais. Mais la lumière de ta parole, l’étoile bleue de ton regard, était quelque chose de secourable et de doux à travers les ténèbres des jours. Ceux qui n’espèrent rien de rien, et pour qui le monde n’est qu’une broderie sur du vide, peuvent frémir cependant en voyant s’éteindre une à une les quelques étoiles d’où il nous arrive de la lumière, et sans qui l’obscurité du monde deviendrait aussi terrible que son néant.

Moi qui ne crois en rien, Jaurès, moi qui ne partage aucune des illusions secourables dans lesquelles tu marchais, la nuit au bras de mon père, en récitant les vers qui te peuplaient le cœur, je crois pourtant que quelques hautes âmes collées à l’univers comme le rossignol aux feuilles de la rose, les nourrissent du sang de leur pensée…

L’existence est un spectacle vain et décousu, joué devant une foule absurde dans un théâtre sans issue…

La seule importance qu’il peut avoir, la seule valeur en soi qu’il puisse tirer, c’est de quelques spectateurs plus extraordinaires que les autres, et pour lesquels, peut-être, le drame se joue.

Puisqu’il découvre un sens au fond de la pensée de cette élite mystérieuse, le spectacle inutile dont nous sommes les spectateurs involontaires me semble un peu moins explicable. Tu étais une de ces âmes essentielles qui font pardonner l’existence ! Tu étais un de ceux qui donnent, à l’étrange tragédie humaine, un sens qu’elle n’aura peut-être jamais !

MAURICE ROSTAND.