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doute à cet égard. Si j’avais été libre, j’aurais partagé l’affection et accepté avec reconnaissance la protection d’un d’entre eux ; mais je sentais le poids de mes chaînes, même à la distance immense qui me séparait du maître auquel j’appartenais, je dus étouffer la belle nature que Dieu avait mise en moi, et paraître froide, indifférente et souvent même peu aimable. Franche jusqu’à l’excès, j’éprouvais le besoin d’épancher mes peines, et quand j’eusse voulu verser des larmes dans le sein d’un ami il me fallait, au milieu de mes semblables, isoler mon cœur, vivre dans une contrainte continuelle ; certes, j’étais loin de prévoir, lorsque je partis, les tortures que me ferait subir mon rôle de demoiselle ; la souffrance qu’à bord j’éprouvais de ma position était au moins adoucie par mon affection pour Chabrié ; mais dès l’instant où je rompis avec lui, je me promis bien de ne plus avoir de cette sorte d’amitié pour personne ; elle devenait trop dangereuse pour moi et celui qui en était l’objet.

Je ne vivais pas : vivre c’est aimer, et je n’avais conscience de mon existence que par ce besoin de mon cœur que je ne pouvais satisfaire.