Page:Forneret - Rien, 1983.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pu être quelque chose, si la culture de mon esprit s’était faite à temps opportun, si ma santé brillait, car, vois-tu, je ne me porte jamais bien ; si enfin la médiocrité, la misère peut-être, ne venait me montrer sans cesse son corps à travers ses haillons poudreux et pendants, j’aurai froid peut-être, oh ! je crains d’avoir froid. J’aurai faim et je mourrai sans secours, car personne ne saura mon malheur. J’écrirai avec de l’encre que je dégèlerai avec mon souffle, combien de fois mon estomac aura crié par minute : des aliments ! des aliments ! Combien de fois j’aurai cherché à ronger des choses qui auront rongé mes dents et ri de mes entrailles ; et si le besoin et l’inanition n’obscurcissent pas trop mes yeux, si l’encre ne devient pas trop dure, si je peux encore souffler sur elle ; si ma main n’est pas trop raidie par des crispations douloureuses ; alors je noterai que j’ai vu depuis ma fenêtre sous les tuiles, et cassée pour tous les vents, et où mes tortures m’auront traîné ; j’inscrirai sur ma dernière feuille, car j’aurai tout vendu pour pouvoir écrire encore ; j’inscrirai donc, appuyé sur la pierre fendue par la gelée, combien d’équipages reluisants, à coussins doux et de soie, dont l’achat de chaque frange suffirait pour nourrir, un jour, au moins, une mère et deux enfants ; je dirai combien de femmes et d’hommes étendus dans ces voitures, avec des jambes aussi bonnes et souvent meilleures que celles de leurs chevaux gras et remplis, je dirai combien de riches et d’heureux écrasants auront couru la tête fraîche et rieuse, sous une tête nue, blanche et fixe comme celle d’un mort, avec des yeux ouverts et hagards comme ceux d’un guillotiné.

21