Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/24

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de sa chaire cinq mille auditeurs parmi lesquels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu des succès inouïs de son enseignement qu’il se prit d’amour pour la nièce du chanoine Fulbert, Héloïse, à qui il s’était chargé de donner des leçons de grammaire et de dialectique. On sait les tristes suites de cette passion malheureuse, la fuite des deux amants en Bretagne, la naissance d’Astrolabe, la colère de Fulbert et la cruelle vengeance qu’il tira du séducteur de sa nièce. Abailard, humilie et confus, ne vit d’autre refuge pour lui que la solitude, et, tandis qu’Héloïse entrait dans un couvent d’Argenteuil, il embrassa la vie monastique à l’abbaye de Saint-Denis. Mais le cloître, asile précieux et sûr pour les cœurs vraiment désabusés de la vie, ne lui offrait pas des consolations qui pussent calmer les ardeurs de son âme, son dépit, sa honte et ses regrets. À peine entré à Saint-Denis, il céda aux sollicitations de ses disciples qui le pressaient de reprendre ses leçons, et, dans cette vue, gagna le monastère de Saint-Ayeul de Provins, seul théâtre ou ses supérieurs lui eussent permis de faire entendre sa voix. Il y poursuivit l’application de la dialectique à la théologie chrétienne, essaya d’expliquer le mystère de la trinité, publia sous le titre d’Introduction à la théologie, une exposition lucide et savante de sa doctrine, mais au fond il excita moins d’enthousiasme que de répulsion. On blâma la nouveauté de ses sentiments et l’alliance des auteurs profanes et des Pères dans un traité sur le plus profond des dogmes ; on lui reprocha d’avoir enseigné sans avoir appartenu à l’école d’aucun maître, sine magistro. Albéric et Lotulphe de Reims, qu’il avait connus à Laon, le dénoncèrent comme hérétique, et cité devant le concile de Soissons, en 1121, il fut condamné à brûler lui-même son livre, et à être enfermé pendant toute sa vie au monastère de Saint-Médard. Bientôt rendu à la liberté, sous la condition de retourner à l’abbaye de Saint-Denis, il s’avisa de soutenir, d’après Bède, que Denis l’Aréopagite avait été évêque de Corinthe et non d Athènes, d’où il s’ensuivait qu’il n’était pas le même, comme on le croyait alors, que l’apôtre des Gaules. Une fuite rapide le déroba, non sans peine, aux nouveaux orages que souleva contre lui cette opinion, et, bien que retiré sur les terres du comte de Champagne, il ne put se croire en sûreté qu’après que Suger, nouvellement élu abbé de Saint-Denis, lui eut permis d’aller vivre où il voudrait. Il se choisit alors une solitude près de Nogent-sur-Seine, aux bords de la rivière d’Ardusson, où ses disciples vinrent le trouver, et lui bâtirent un oratoire qu’il dédia à la Sainte-Trinité sous le nom de Saint-Esprit ou Paraclet. Dans les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les moines de Saint-Gildas en Bretagne, qu’il essaya vainement de réformer (1126) ; il établit au Paraclet Heloïse et ses compagnes, dépossédées du couvent d’Argenteuil (1127), enfin il reparut à Paris, ou, en 1136, au témoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la montagne Sainte-Geneviève, théâtre de ses premiers succès. De cruelles infortunes et une longue expérience des choses et des hommes n’avaient pas tari en lui cette passion immense de la nouveauté et de la dispute qui avait fait sa gloire et, en partie, son malheur. Il pensait, il parlait, il écrivait aussi librement qu’aux premiers jours de sa jeunesse ; mais il traitait des sujets tout autrement épineux, sinon plus graves, et il avait contre lui les champions les plus justement célèbres de l’orthodoxie chrétienne. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ayant jugé quelques-unes de ses opinions peu fondées, en référa à saint Bernard ; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une rétractation, se décida, non sans quelque crainte d’un si redoutable adversaire, à l’attaquer publiquement devant le concile de Sens que présida Louis VII en personne (1140). Abailard, qui avait provoqué ce débat dans l’espérance de la victoire, ne se défendit pas, on ignore pour quel motif, et se borna à en appeler au pape. Mais avant qu’il fût parti pour Rome, la sentence de la condamnation était confirmée, et Innocent II, plus sévère que le concile, ordonnait qu’on le renfermât et qu’on brulât ses livres. Pierre le Vénérable, auprès duquel il avait trouvé un refuge à l’abbaye de Cluny, l’engagea à se résigner, à se réconcilier avec saint Bernard et à entrer dans son monastère. Abailard consentit à tout, et soit qu’un dernier échec eût abattu son courage et son orgueil, soit que les conseils du pieux abbé eussent fait sur lui une impression profonde, tous les historiens s’accordent à dire qu’il acheva ses jours dans une humble soumission à l’Église et dans la pratique des plus austères vertus. Il mourut en 1142, au prieuré de Saint-Marcel.

Abailard est un des personnages les plus célèbres du moyen âge. La gloire qui environne son nom est principalement due aux agitations de sa vie, à ses malheurs, au dévouement d’Heloïse ; mais il y a aussi des droits par son génie, par ses travaux, par les grandes choses qu’il accomplit et l’influence qu’il exerça.

Il appartenait à cette chaîne de libres penseurs qui commence au Ixe siècle avec Scot-Érigène, et qui se continue à peu près sans interruption jusqu’aux temps modernes. Il reconnaissait que notre intelligence a des limites qu’elle ne peut sans présomption se flatter de franchir ; mais il croyait que dans les matières qui sont du domaine de la raison, il est inutile de recourir à l’autorité, in omnibus his quæ ratione discuti possunt non esse necessarium auctoritatis judicium. Il voulait même que dans les questions purement religieuses, la loi fut dirigée par les lumières naturelles. Suivant lui, il n’appartient qu’aux esprits légers de donner leur assentiment avant tout examen. Suivant lui encore, une vérité doit être crue, non parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est convaincu que la chose est ainsi. Ajoutez qu’il admirait les philosophes de l’antiquité, comme aurait pu le faire un écrivain de la Renaissance. Il consacre plusieurs chapitres de son ouvrage de la Théologie chrétienne à louer leurs vertus, les préceptes de conduite qu’ils ont donnés, leur genre de vie, leur continence, leur doctrine ; il exalte l’humilité de Pythagore, il met Socrate au rang des saints ; il trouve que Platon donne une idée plus haute que Moïse de la bonté divine : Dixit et Moises omnia a Deo valde bona esse facta, sed plus aliquantulum laudis divinæ bonitati Plato assignare videtur.

Dans le débat sur la nature des universaux auquel nous avons vu qu’il prit une part importante Abailard adopta une opinion intermédiaire, qui n’était ni le nominalisme, ni le réalisme. À ceux des réalistes qui faisaient consister l’essence des individus dans le genre, il répondait que, s’il en est ainsi, et si le genre est tout entier dans chaque individu, de sorte que la substance entière de Socrate, par exemple, soit en même temps la substance entière de Platon, il s’ensuit que, quand Platon est à Rome et Socrate à Athènes, la substance de l’un et de l’autre est en même temps à Rome et à Athènes, et par conséquent en deux lieux à la fois ; que de même, quand Socrate est malade, Platon l’est également ; que les contraires se réunissent en un même sujet, puisque l’homme qui est doué de raison et un animal qui en est privé, appartiennent tous